25 janvier 2023
Alors que la mesure avait été présentée, en juillet 2020, comme temporaire et justifiée par un besoin de protection renforcée pour les sociétés cotées fragilisées par les vagues de Covid, la Première ministre[1] a, pour la troisième fois, pris un décret, dans les derniers jours de l'année civile, prorogeant d'un an supplémentaire, soit jusqu'au 31 décembre 2023, la mesure d'abaissement de 25 % à 10 % du seuil d'acquisition de droits de vote susceptible de déclencher le contrôle de l'administration sur les investissements étrangers dans les sociétés françaises exerçant des activités sensibles et dont les actions sont admises aux négociations sur un marché réglementé[2].
L'examen des investissements étrangers en France s'inscrit, de surcroît, dans le contexte de la montée en puissance du nouveau système de filtrage au niveau européen[3], qui affecte les modes d'analyse des opérations - les dossiers transnationaux nécessitant une analyse poussée, pays par pays, des notifications à opérer afin d'assurer un traitement aussi rapide que possible des dossiers. Ces évolutions inscrivent le contrôle des investissements étrangers dans une durée et une stabilité accrues et encouragent les autorités de contrôle nationales à mieux formaliser leurs procédures.
Tel est bien le cas en France, où la légitimité d'un régime de contrôle préalable est désormais pleinement assumée par les autorités de contrôle[4].
Dans cet esprit, à l'issue de la réforme du 31 décembre 2019 (entrée en vigueur le 1er avril 2020) qui a substantiellement modifié le contrôle des investissements étrangers en France ("IEF"), la Direction Générale du Trésor ("DGT") a entrepris depuis 2020 un travail d'explication et de standardisation en publiant une série de documents visant à clarifier et à uniformiser la pratique : Foire aux Questions, dossiers types, rapports annuels et, tout récemment, des Lignes Directrices.
Pour élaborer ces dernières, annoncées depuis l'entrée en vigueur de la réforme de 2019, la DGT a mené une consultation publique détaillée, qui s'est tenue de mars à avril 2022. A la suite de ce travail de concertation avec les professionnels, la DGT a décidé de mettre à la disposition du public un certain nombre de précisions et de recommandations qui viennent consacrer certaines pratiques de la place et qui apportent, là où le Ministère le juge opportun, une meilleure visibilité sur certains pans de la procédure - tout en ménageant à l'administration une grande latitude dans l'appréciation du fond des opérations.
Interrogée sur la portée juridique de ces Lignes Directrices, la DGT a indiqué qu'elles lui étaient opposables, sous réserve de considérations supérieures d'intérêt général. Ce tempérament maintient une part non négligeable d'incertitude dans le processus de demande d'autorisation : le fait de respecter toutes les conditions posées par les Lignes Directrices n'offre à l'investisseur étranger aucune garantie absolue quant au bon aboutissement de sa demande.
Il convient toutefois de saluer l'effort de transparence et de coopération avec les praticiens que traduisent ces Lignes Directrices. Lors d'une réunion de présentation à laquelle Gide a participé le 18 octobre dernier, la DGT a du reste marqué sa volonté de poursuivre selon la même méthode, en indiquant que ces Lignes Directrices seraient actualisées annuellement et complétées de réponses aux questions que les praticiens continueraient de lui adresser.
Elle a confirmé en outre qu'aucune évolution législative n'était à attendre au cours des prochains mois[5] : son souhait est de clarifier et de stabiliser le système actuel. Elle se propose notamment, pour certaines activités ciblées, d'instaurer des critères plus spécifiques fondés sur le chiffre d'affaires, sur le degré de maturité des projets ou sur d'autres éléments objectifs.
La publication prochaine du rapport annuel 2022 devrait permettre d'en savoir davantage sur les effets pratiques de cette réglementation sur les IEF.
Les précisions issues des Lignes Directrices portent en priorité sur les problématiques les plus régulièrement rencontrées par les praticiens, telles qu'elles ont été exprimées lors de la consultation publique. Elles touchent plus particulièrement aux éléments qui définissent le champ du contrôle des IEF ; les précisions relatives la procédure d'autorisation elle-même sont importantes mais essentiellements techniques.
Les opérations soumises au contrôle du Ministre chargé de l'Economie sont celles qui répondent aux trois critères cumulatifs suivants : la réalisation d'un "investissement" par un "investisseur étranger" dans une entité française exerçant une "activité sensible". Sur ces trois critères, les Lignes Directrices apportent des éléments de précision intéressants.
Défini par l'article R. 151-1 du Code Monétaire et Financier (CMF), l'investisseur est qualifié d'étranger s'il s'agit (i) d'une personne physique de nationalité étrangère, ou (ii) d'une personne physique de nationalité française mais non résidente fiscale française, ou encore (iii) d'une entité de droit étranger.
Est également considérée comme investisseur étranger une entité française, dans la mesure où elle serait contrôlée, directement ou indirectement, par un "investisseur étranger" (tel que défini aux points (i) à (iii) ci-dessus). A ce titre, les Lignes Directrices confirment la position déjà exprimée oralement à plusieurs reprises par les services du Ministère : tout élément d'extranéité au sein de la chaine de contrôle de l'investisseur fera basculer l'ensemble de la chaine de contrôle dans le champ des "investisseurs étrangers". Ainsi, un investisseur français dont la chaîne de contrôle est française sauf pour une entité étrangère constituera dans son ensemble un investisseur étranger, quand bien même l'entité ou la personne contrôlant ultimement l'investisseur est français.
Une attention particulière doit par conséquent être portée à la structure actionnariale de l'investisseur, et il est essentiel d'acquérir une vision globale de sa chaine de contrôle, jusqu'à son contrôlant ultime, personne physique ou morale.
L'apport des Lignes Directrices est plus neuf pour la notion d'"entité" investisseuse. En se reposant sur la position européenne, la DGT opte pour une acception extensive, y intégrant aussi bien les ensembles dotés de la personnalité morale que ce ceux qui en sont dépourvus[6] : sociétés, succursales, SPAC, associations, trusts, véhicules d'investissement, fondations, Etats, collectivités, etc. La DGT ajoute à cet égard que "les véhicules d'investissement, sans distinction faite de leur forme ou de leur domiciliation, sont des investisseurs (...) étrangers à part entière, indépendamment de leur société de gestion".
Il convient donc de faire preuve de prudence en présence d'un fonds d'investissement étranger : le fait que sa société de gestion soit française ne permet pas d'exclure ce fonds du champ de contrôle des IEF, qu'il dispose ou non de la personnalité juridique, et la DGT pourra être amenée, comme elle l'a déjà fait dans certains dossiers, à demander des précisions quant à la nationalité des investisseurs présents au sein du fonds.
De plus, si l'identité des Limited Partners ("LP") du fonds n'est, à ce stade, pas exigée lors du dépôt d'une demande d'autorisation, la DGT indique ne pas exclure que le règlement du fonds et l'identité de certains de ses LP puissent, dans des cas exceptionnels, être demandés à l'appui d'une telle demande.
Quatre catégories d'opérations tombent dans le champ du contrôle des IEF : (i) l'acquisition du contrôle d'une entité française, (ii) l'acquisition d'une branche d'activité d'entité française, (iii) le franchissement, seul ou de concert, directement ou indirectement de 25 % des droits de vote dans une entité française et (iv) le franchissement, seul ou de concert, directement ou indirectement de 10 % des droits de vote dans une entité française cotée sur un marché réglementé[7].
Si les opérations de constitution d'entités en France (greenfield) ne sont pas visées par le CMF, les familles d'opérations visées ci-dessus recouvrent un large éventail d'opérations (acquisition de titres, apports, fusions, à titre onéreux ou gratuit, sans seuil de matérialité ou de chiffre d'affaires). Les Lignes Directrices apportent des précisions précieuses pour chacune d'elles.
(a) Sur la notion de contrôle[8], les Lignes Directrices consacrent l'utilisation des notions de contrôle de fait ou de droit, de contrôle conjoint ou exclusif, familières aux praticiens.
(b) S'agissant des franchissements de seuils, les Lignes Directrices clarifient le mode de calcul des participations indirectes au sein de la société cible : l'addition doit être faite des droits de vote détenus par un investisseur dans la cible et de ceux détenus par les entités que ledit investisseur contrôle directement ou indirectement[9].
Les autres méthodes de calcul, tel que le produit des participations, sont expressément exclues.
Les Lignes Directrices confirment également, s'agissant du franchissement de seuil, que la notion de concert doit s'interpréter à la lumière de l'article L. 233-10 du Code de commerce, à savoir comme un accord en vue d'acquérir, de céder ou d'exercer des droits de vote, pour mettre en œuvre une politique commune vis-à-vis de la société ou pour en obtenir le contrôle.
(c) S'agissant de la notion de branche d'activité, l'apport des Lignes Directrices reste limité. En se référant à la jurisprudence nationale et européenne, le Ministère définit une branche d'activité comme l'ensemble des éléments permettant une exploitation autonome[10] ou encore comme un ensemble de biens et de personnes capables de concourir à la réalisation d'une activité déterminée[11]. Or le Ministère tend à avoir une acception large de la notion de branche d'activité, qui doit se déterminer au cas par cas. Ainsi, la DGT a pu considérer que la cession d'un portefeuille de contrats senibles, ou encore la cession de brevets importants, constituait la cession d'une branche d'activité.
(d) Les Lignes Directrices apportent deux précision intéressantes s'agissant de l'application duseuil dérogatoire de 10% : d'abord la notion de marché réglementé vise non seulement les marchés réglementés de l'Union Européenne et des Etats parties à l'accord sur l'Espace Economique Européen. Ainsi, une opération sur une entité française cotée sur l'un de ces marchés pourrait tomber dans le champ d'application du contrôle. Ensuite, un investisseur autorisé à franchir le seuil de 10% par la voie de la procédure accélérée ne sera pas tenu de déposer une nouvelle demande en cas de projet de franchissement du seuil de 25% : une telle dérogation pourrait se révéler opportune pour les opérations d'investissement dans des entités cotées, car les délais des procédures réglementaires ne sont souvent pas compatibles avec ceux des marchés financiers.
(e) Une précision notable est enfin apportée quant à la temporalité des opérations : seuls les éléments de fait et de droit existant à la date de réalisation sont analysés par la DGT. Ainsi, les droits de vote potentiels attachés à des instruments futurs (BSA, obligations convertibles ou remboursables, etc.) ne sont pas pris en compte dans la détermination des franchissements de seuil, voire de contrôle.
Un investissement étranger n'est soumis à autorisation du Ministre que s'il est réalisé dans une entité française exerçant, à la date de l'investissement, une activité dite sensible. La liste en est fournie par l'article R. 151-3 du CMF et la terminologie à laquelle elle recourt laisse - sans doute à dessein - la voie ouverte à un très large pouvoir d'interprétation de l'administration.
D'un point de vue pratique, la détermination du caractère "sensible" d'une activité constitue - dans la vaste majorité des dossiers - la pierre angulaire de l'analyse des IEF. Or il est fréquent, compte tenu notamment des termes très généraux employés pour désigner les activités figurant dans la liste, de se trouver dans une zone grise.
Les praticiens attendaient donc de la DGT qu'elle fixe des critères objectifs pour déterminer le caractère "sensible" de certaines activités, afin de commencer à stabiliser certaines jurisprudences interprétatives, en particulier pour des activités recouvrant des réalités diverses, telle que l'énergie, les transports, la santé publique, les biotechnologies ou encore le stockage de données. Cette attente est déçue : le silence des Lignes Directrices sur ce point traduit la volonté de la DGT de conserver la liberté d'appréciation la plus grande.
Certaines des clarifications techniques fournies par les Lignes Directrices sont utiles, notamment concernant les exemptions, la suspension des délais d'instruction ou le contenu des dossiers.
Plus généralement, la DGT ne met plus l'accent sur sa capacité à tenir des délais courts. A l'issue d'un premier délai de 30 jours ouvrés (Phase 1), les dossiers pourront plus fréquemment qu'aujourd'hui être renvoyés en Phase 2, au cours de laquelle l'administration dispose d'un délai complémentaire de 45 jours ouvrés pour procéder à un examen approfondi.
[1] Décret n° 2022-1622 du 23 décembre 2022 relatif à l'abaissement temporaire du seuil de contrôle des investissements étrangers dans les sociétés françaises dont les actions sont admises aux négociations sur un marché réglementé
[2] Notons toutefois que cette mesure pourrait devenir permanente, comme Bruno Le Maire l'a annoncé lors de ses Vœux aux acteurs économiques du 5 janvier 2023.
[3] Règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l'Union
[4] Alors que le Décret n° 2014-479 du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable avait pu être perçu comme une forme d'anachronisme
[5] A l'exception de la réforme qui pourrait rendre permanent le seuil de contrôle à 10 % pour les sociétés cotées, voire l'étendre aux sociétés non-cotées.
[6] "Tout ensemble organisé de personnes et d'éléments permettant l'exercice d'une activité économique qui poursuit un objectif économique" (section 1.1.2 des LD)
[7] Cf. note 1 - applicable jusqu'au 31 décembre 2023.
[8] Pour les besoins de la détermination d'un "investissement". La notion de contrôle utilisée pour déterminer la chaine de contrôle d'un investisseur étranger est différente.
[9] Par exemple, si un investisseur A détient 60 % de B qui va détenir 25 % des droits de vote de la cible, les Lignes Directrices confirment l'approche selon laquelle, compte tenu du fait que A contrôle B, alors A est considéré comme détenant 25 % des droits de vote de la cible. Le produit des participations (A détient 60 % x 25 %, soit 15 % de la cible) n'entre pas en ligne de compte pour le contrôle des IEF.
[10] Cour de cassation, Chambre commerciale, 6 février 1990, n° 88-16-827
[11] CJCE, 13 octobre 1992, affaire C-50/91, Commerz-Credit-Bank.