6 juin 2023
Le 12 mai dernier, la High Court de Londres a rendu son jugement dans le cadre de l’action engagée en février 2023 par l’ONG ClientEarth contre les dirigeants du groupe Shell. Étaient visés les membres du board of directors qui regroupe des directors exécutifs (CEO, CFO) et des directors non exécutifs (administrateurs), (ensemble, le Board of Directors).
Dans cette affaire fortement médiatisée, ClientEarth visait, d’une part, à faire reconnaître la commission d’une faute de gestion par les dirigeants au motif que la politique d’adaptation au dérèglement climatique du groupe était inadéquate, et, d’autre part, le prononcé d’une injonction (i) d’adopter des mesures appropriées pour gérer le risque climatique et (ii) de se conformer à un jugement rendu aux Pays-Bas par lequel un tribunal de La Haye avait ordonné à Shell de réduire ses émissions de 45 % à horizon 2030 (par rapport aux émissions de 2019).
De manière originale, ClientEarth avait introduit cette action sous la forme de l’équivalent anglais de l’action ut singuli, c’est-à-dire d’une action en responsabilité contre les dirigeants d’une société engagée par un actionnaire pour le compte de la société. À cette fin, l’ONG avait acquis 27 actions Shell. La question tranchée par le jugement est une question préliminaire portant sur la possibilité, pour ClientEarth, de poursuivre son action, l’introduction d’une action ut singuli étant soumise à un filtrage au Royaume-Uni.
Au terme d’un jugement particulièrement motivé, la High Court a refusé d’accorder son autorisation pour la poursuite de cette action. En synthèse, le juge anglais a estimé que la commission d’une faute de gestion par le Board of Directors n’était pas démontrée, si bien que ClientEarth ne démontrait pas la preuve du fait que son action était a priori bien fondée.
Après avoir présenté la teneur de cette décision, la question de savoir si cette approche serait transposable en France sera brièvement examinée.
La High Court a d’abord rappelé le cadre procédural dans lequel s’inscrivait l’action initiée par ClientEarth. S’agissant d’une derivative action (équivalent anglais de l’action ut singuli), ClientEarth devait d’abord obtenir l’autorisation de poursuivre cette procédure au regard des conditions fixées par les articles 261 et 263 du Companies Act 2006 (loi anglaise sur les sociétés). Ces dispositions imposent au demandeur de démontrer « a prima facie case », c’est-à-dire le bien-fondé a priori de son action, et fixent un ensemble de considérations devant être prises en compte par la juridiction pour arrêter sa décision.
ClientEarth soutenait que les membres du Board of Directors avaient méconnu leurs obligations au regard des articles 172 et 174 du Companies Act 2006, lesquelles imposent d’agir dans l’intérêt social (duty to promote the success of the company) et d’exercer un soin, des compétences et des diligences raisonnables (duty to exercise reasonable care, skill and diligence). Selon ClientEarth, il résulterait de ces obligations d’ordre général des devoirs corrélatifs en matière de risque climatique, à savoir :
La High Court a rejeté l’argument selon lequel de telles obligations pouvaient être imposées au Board of Directors, au motif que celui-ci se heurtait au principe bien établi selon lequel il appartient au Board of Directors lui-même de déterminer – de bonne foi – la meilleure manière d’agir dans l’intérêt social. À cet égard, le jugement rappelle que la jurisprudence anglaise retient que la mise en balance des considérations s’imposant au Board of Directors pour apprécier l’intérêt social est « essentiellement une décision d’ordre commercial, que les juridictions sont mal équipées pour prendre, sauf dans des cas clairs » (Lewison J, Iesini v Westrip Holdings Limited [2010] BCC 420). La High Court expose que la question à trancher pour engager la responsabilité du Board of Directors est celle de savoir si la décision s’inscrit en dehors du champ des décisions raisonnablement envisageables par le Board of Directors à l’époque des faits.
Le jugement expose que bien que l’article 172(1)(d) du Companies Act impose au Board of Directors de prendre en compte « l’impact de l’activité de la société sur la communauté et l’environnement », la réponse aux risques associés au changement climatique pesant sur l’entreprise fait partie du processus de prise de décision par lequel le Board of Directors gère l’activité de Shell. En tant que telle, cette réponse est soumise au principe selon lequel « Il n’y a pas de recours quant aux mérites contre une décision managériale : les tribunaux ne vont pas davantage accepter d’agir comme une sorte de conseil de surveillance à propos de décisions relevant des pouvoirs du management prises honnêtement » (Lord Wilberforce, Howard Smith Ltd v Ampol Ltd [1974] AC 821).
Selon la High Court, ClientEarth devait démontrer, pour obtenir le droit de poursuivre son action, qu’il était a priori établi qu’il n’y avait « pas de fondement sur lequel le Board of Directors pouvait raisonnablement être parvenu à la conclusion que leurs actions étaient dans l’intérêt de la société ».
Le jugement synthétise les griefs formulés à l’encontre du Board of Directors, lesquels consistaient dans l’allégation selon laquelle les Directors avaient adopté une stratégie de transition énergétique inadéquate, si bien que les Directors auraient failli dans la gestion du risque substantiel et prévisible résultant du changement climatique pour Shell. Était notamment visée la « Stratégie de transition énergétique », laquelle était exposée dans un document publié en avril 2021, et dans un rapport d’étape publié en avril 2022. ClientEarth critiquait en particulier les objectifs d’émissions, l’ampleur des projets en développement en matière d’oil & gas, et le caractère ineffectif des méthodes de captation et de stockage du CO2.
La High Court rejette ces arguments pour plusieurs raisons : le jugement se place d’abord sur un terrain probatoire et souligne le fait que ClientEarth se fondait pour l’essentiel sur une attestation de témoin déposée par l’un de ses collaborateurs, laquelle ne constituait pas un rapport d’expertise sur lequel le Tribunal aurait pu se fonder. Le jugement expose ensuite qu’il n’y a pas de méthodologie universellement acceptée quant aux moyens à adopter pour atteindre les objectifs de réduction de gaz à effet de serre. Selon le jugement, alors que « la loi respecte l’autonomie du processus de décision des Directors concernant les sujets commerciaux et leur jugement quant aux meilleurs moyens d’atteindre des résultats qui soient dans le meilleur intérêt de la collectivité des actionnaires », les éléments de preuve versés aux débats ne permettaient pas d’établir que la manière dont le Board of Directors gérait la société ne pouvait être valablement considérée comme étant dans l’intérêt de la collectivité des actionnaires. Enfin, les éléments de preuve versés aux débats ne permettaient pas d’établir pourquoi les Directors auraient commis une erreur dans la mise en balance des facteurs devant être pris en compte pour la gestion du risque climatique, parmi l’ensemble des autres risques auxquels l’entreprise serait exposée. Selon la High Court, l’argumentation de ClientEarth « ignore complètement le fait que la gestion d’une entreprise de la taille et de la complexité de Shell requiert des Directors de prendre en compte un ensemble de considérations concurrentes, dont la mise en balance relève d’une décision de management classique, avec laquelle le Tribunal est mal équipé pour interférer ».
La High Court a par ailleurs rejeté l’argument selon lequel le Board of Directors aurait engagé sa responsabilité au motif qu’il se serait abstenu de se conformer aux termes d’un jugement rendu aux Pays-Bas par lequel un tribunal de La Haye avait ordonné à Shell de réduire ses émissions à horizon 2030.
La High Court a enfin estimé que les termes de l’injonction dont le prononcé était requis par ClientEarth (adopter et mettre en œuvre une stratégie de gestion du risque climatique conforme aux obligations légales) étaient insuffisamment précis pour être mis en œuvre, et que, dans ce cadre, il était difficile de voir en quoi le constat d’une faute remplirait un objectif légitime. À cet égard, la High Court a estimé qu’il ne lui appartenait pas d’exprimer une position qui ne serait pas suivie d’effets juridiques quant à la conduite des Directors.
En conclusion, la High Court a jugé que ClientEarth ne satisfaisait pas les critères précédemment exposés pour poursuivre son action et retenu que celle-ci n’était pas dans l’intérêt social. À titre surabondant, la High Court a relevé le très important soutien apporté au plan de transition de Shell par les actionnaires réunis en assemblée générale, lequel était de l’ordre de 80 %.
Il est enfin précisé que ce jugement a fait l’objet d’un recours, lequel est toujours pendant.
La figure la plus proche de la derivative action engagée par ClientEarth contre le Board of Directors de Shell consiste dans l’action sociale ut singuli qui trouve son siège à l’article L. 225-252 du Code de commerce.
Absence de précédent français. À notre connaissance, aucune action comparable à celle visant Shell n’a encore été engagée en France sur ce fondement. Pour autant, rien n’interdirait en principe qu’une association de défense de l’environnement qui aurait acquis la qualité d’actionnaire d’une société cotée engage une action de ce type en s’inspirant de l’action engagée par ClientEarth devant la High Court.
Différence tenant à l’absence de filtrage en France. Dans une telle hypothèse, une différence fondamentale consisterait dans l’absence de système de filtrage. À la différence de la loi anglaise, la loi française ne prévoit pas la nécessité, pour le demandeur à une action ut singuli, d’obtenir du juge l’autorisation de poursuivre son action. La loi anglaise présente à cet égard une dimension plus restrictive que la loi française.
Approche comparable sur le fond. Sur le fond, il est en revanche probable qu’un juge français adopterait une approche comparable à celle du juge anglais dans cette affaire. Au-delà de la prudence généralement manifestée par les tribunaux français lorsqu’il s’agit de porter un jugement sur des décisions managériales, une action engagée en France se heurterait aux mêmes difficultés probatoires que celle introduite par ClientEarth devant la High Court, dans un cadre où la loi française n’impose pas à la charge des administrateurs et dirigeants exécutifs davantage d’obligations spécifiques susceptibles d’être invoquées que ne le fait la loi anglaise. De ce point de vue, la motivation détaillée qui a été retenue par le juge anglais semble en large partie transposable.
Il est toutefois notable que le juge anglais indique avoir en grande partie fondé sa décision sur l’insuffisance des preuves qui lui avaient été soumises, lesquelles consistaient pour l’essentiel dans une attestation de témoin émanant d’un collaborateur de ClientEarth. Au regard de ce commentaire du juge anglais, il ne peut être exclu que de nouvelles tentatives voient le jour avec une stratégie probatoire qui prendrait en compte ce premier échec enregistré dans l’action ClientEarth. De la même manière, en droit français, sur le plan des principes, on ne peut exclure qu'une carence durable par des dirigeants d'entreprise dans la prise en compte des enjeux climatiques, si elle est la cause d'une dégradation significative de la situation de l'entreprise, ne puisse ouvrir la voie à la mise en jeu de leur responsabilité.
Difficulté à obtenir une injonction. Sans doute à raison de la difficulté à quantifier le dommage subi par la société dans une telle hypothèse, mais également – a contrario – du caractère adapté d’une telle mesure, ClientEarth avait sollicité le prononcé d’une injonction. Son objectif n'était pas tant d'obtenir une condamnation pécuniaire à l'encontre des Directors que d'utiliser ce levier pour contraindre ceux-ci à modifier pour l'avenir la stratégie climatique de Shell. Le juge anglais a écarté une telle possibilité au regard du caractère vague et imprécis des mesures sollicitées. Bien que les principes applicables en la matière en France ne s’articulent pas avec autant de netteté qu’au Royaume-Uni, il est loin d’être acquis que le prononcé d’une injonction puisse être obtenu en France dans le cadre d’une action ut singuli, une telle mesure n’étant pas prévue par les textes, qui ne visent que l'action en responsabilité, et n’ayant – à notre connaissance – jamais été ordonnée par les tribunaux.
Dans un contexte de grande effervescence en matière de contentieux climatique, la décision commentée est riche d’enseignements sur les risques qui pourraient se matérialiser en France dans l’hypothèse où certaines associations de lutte contre le dérèglement climatique s’inspireraient du modus operandi de ClientEarth pour mettre en cause le management de sociétés françaises.