30 novembre 2020
Alerte Client | France | Arbitrage & Contentieux | Droit Pénal | M&A
Dans son arrêt du 25 novembre 2020[1], la Chambre criminelle de la Cour de cassation vient d'opérer un revirement de jurisprudence qui va avoir un impact considérable sur les opérations de fusion de sociétés. Désormais, une société absorbante pourra voir sa responsabilité pénale engagée sur le fondement d'actes commis par la société absorbée antérieurement à la fusion.
Consciente des conséquences de cette décision, la Cour de cassation précise que cette décision ne s'appliquera qu'aux opérations de fusion intervenues après le 25 novembre 2020 afin de ne pas porter atteinte au principe de prévisibilité juridique édicté par l'article 7 de la CEDH.
Selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, une société absorbante ne pouvait pas voir sa responsabilité pénale engagée à raison des actes commis par la société absorbée car l'opération de fusion faisait disparaître la personnalité juridique de la société absorbée[2].
Cette jurisprudence avait été maintenue malgré un arrêt contraire de la Cour de Justice de l'Union Européenne ("CJUE"), daté du 5 mars 2015[3], qui avait considéré qu'une fusion par absorption entraîne la transmission à la société absorbante de l'obligation de payer une amende fondée sur des infractions commises par la société absorbée antérieurement à la fusion.
Jusqu'alors, la Chambre criminelle n'avait pas pris en compte[4] cette décision de la CJUE, en se fondant essentiellement sur les dispositions de l'article 121-1 du Code pénal qui dispose que "nul n'est pénalement responsable que de son propre fait" ne pouvaient pas être écartées.
En choisissant de s'aligner sur l'interprétation de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes[5] retenue il y a cinq ans par la CJUE, la Chambre criminelle abandonne son approche anthropomorphique traditionnelle et relève désormais qu'une opération de fusion n'entraîne pas la liquidation de la société absorbée mais sa dissolution, que le patrimoine de la société absorbée est universellement transmis à la société absorbante, et qu'en outre, "l’activité économique exercée dans le cadre de la société absorbée (…) se poursuit dans le cadre de la société qui a bénéficié de cette opération".
La Chambre criminelle rappelle enfin que cette interprétation vise à éviter qu'une opération de fusion ne soit un moyen frauduleux pour une société d'échapper à sa responsabilité pénale.
Au-delà du revirement dans l'analyse de la Chambre Criminelle, le champ d'application de la décision prête à discussion, puisqu'il va au-delà de la jurisprudence de la CJUE.
En effet, la nouvelle interprétation de la Chambre criminelle, bien qu'effectuée à la lumière de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 "relative à la fusion des sociétés anonymes", semble viser l'ensemble des sociétés commerciales de droit français.
La Chambre criminelle se réfère, en effet, expressément aux dispositions de l'article L. 236-3 du Code de Commerce prévoyant la transmission universelle du patrimoine de la société absorbée vers la société absorbante, dispositions qui transposent en droit national celles de la directive 78/855/CEE, mais qui s'appliquent par extension à toutes les sociétés commerciales. On notera d'ailleurs que l'arrêt a été rendu à propos d'une fusion dans le cadre de laquelle la société absorbante revêtait la forme d'une SAS, ce qui laisse peu d'ambiguïté sur l'interprétation à retenir.
La question de l'application à d'autres formes de sociétés, ainsi qu'à d'autres types d'opérations (scission, dissolution-confusion ou apports partiels d'actifs soumis au régime des scissions) doit également être posée.
Cette décision impactera nécessairement les opérations de M&A dans le futur. Les entreprises vont devoir renforcer considérablement leurs audits juridiques pré-acquisition pour tenter d'identifier les éventuels risques pénaux qui pourraient exister ou survenir au sein des sociétés cibles. Or, de tels risques sont très difficiles à identifier, car les faits sont souvent dissimulés et les entreprises ne sont informées de l'existence d'enquêtes ou de procédures pénales, qui ne sont pas publiques, que très longtemps après les faits.
La Chambre criminelle, qui cite la CJUE, rappelle que les actionnaires de la société absorbante pourraient se protéger en insérant des clauses de déclarations et de garanties très contraignantes dans la documentation contractuelle de l'opération[6]. Il n'est toutefois pas certain que ces déclarations et garanties puissent couvrir l'intégralité du risque - notamment de sanction pénale - pour la société absorbante, compte tenu des règles d'ordre public français.
Cette décision pourrait, également, avoir des conséquences sur la participation des sociétés absorbantes à des procédures de passation de marchés publics. En effet, l'article L. 2141-1 du Code de la commande publique dispose qu'une société définitivement condamnée du chef de certaines infractions pénales[7] est exclue des procédures de passation des marchés publics pendant une durée de cinq ans.
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[1] Cass. Crim., 25 novembre 2020, n° 18-86.955
[2] Cass. Crim.20 juin 2000, n° 99-86.742
[3] CJUE, arrêt C-343/13 du 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/Autoridade para as Condições de Trabalho
[4] Pour un arrêt rendu avant la décision de la CJUE, voir par exemple Cass. crim. 18 fév. 2014, n° 12-85.807. Pour un arrêt rendu après la décision de la CJUE et y faisant expressément référence, voir Cass. crim., 25 octobre 2016, n° 16-80366.
[5] Directive codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017
[6] §33 de l'arrêt 25 novembre 2020.
[7] Infractions prévues aux articles 222-34 à 222-40 sur le trafic de stupéfiants, 225-4-1 sur la traite des êtres humains, 225-4-7, 313-1 sur l'escroquerie, 313-3, 314-1 sur l'abus de confiance, 324-1, 324-5,324-6 sur le blanchiment, 421-1 à 421-2-4,421-5 sur le terrorisme, 432-10 sur la concussion, 432-11 sur la corruption passive et le trafic d'influence, 432-12 à 432-16 sur la prise illégale d'intérêts, 433-1,433-2 sur la corruption active et le trafic d'influence, 434-9,434-9-1 sur les entraves à l'exercice de la justice, 435-3,435-4,435-9,435-10 sur la corruption et le trafic d'influence actifs, 441-1 à 441-7,441-9 sur les faux, 445-1 à 445-2-1 sur la corruption passive et active des personnes n'exerçant pas une fonction publique, ou 450-1 sur la participation à une association de malfaiteurs, du Code pénal, aux articles 1741 à 1743,1746 ou 1747 du Code général des impôts, ou pour recel de telles infractions.
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