Premier arrêt au fond sur le devoir de vigilance dans l’affaire La Poste : la Cour d’appel de Paris confirme le jugement en toutes ses dispositions
Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – chambre 12, 17 juin 2025, RG n° 24/05193
Le 17 juin 2025, la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris, récemment créée pour traiter des « contentieux émergents » notamment ceux fondés sur la Loi sur le devoir de vigilance[1], a rendu son premier arrêt sur ce fondement. Elle confirme intégralement le jugement du tribunal judiciaire de Paris du 5 décembre 2023[2], qui avait enjoint à La Poste de revoir substantiellement son plan de vigilance, sans assortir cette injonction d’une astreinte, tout en apportant quelques atténuations.
1. Une validation des critiques formulées à l’encontre de quatre volets clés du plan de vigilance
La Cour confirme que le plan de vigilance 2021 publié par La Poste présente des insuffisances méthodologiques sur quatre points clefs :
- Une cartographie des risques « caractérisée par un trop haut niveau de généralité » : bien que structurée autour des trois domaines visés par le devoir de vigilance (droits humains, santé et sécurité, environnement), la Cour considère que la cartographie des risques ne permettait pas de distinguer clairement les risques, « en considération du critère déterminant de gravité ». À ce titre, la Cour rappelle notamment que « si la loi n’exige pas que le plan communique sur l’ensemble des risques, en revanche, il doit dans cette première étape essentielle mettre en évidence les risques qui présentent le niveau le plus élevé par le biais d’une cartographie qui les identifie, les analyse et les hiérarchise et ce, distinctement et indépendamment des mesures mises en œuvre » ;
- « Des procédures d’évaluation des tiers qui ne s’appuient pas suffisamment sur la cartographie des risques » : en l’absence d’« identification, d’analyse et de hiérarchisation des risques les plus graves dans la cartographie des risques », le système d’évaluation des tiers en trois étapes (auto-évaluation, audits documentaires et sur site) a été jugé inadapté. La Cour confirme l’injonction faite à La Poste d’amender sa méthodologie d’évaluation des tiers en fonction des risques précis identifiés dans la cartographie, réaffirmant ainsi le rôle central de celle-ci dans le plan de vigilance « puisque de celle-ci dépend la détermination des actions à mener pour réduire les risques, prévenir les atteintes graves et mettre en œuvre leur suivi » ;
- Un mécanisme d’alerte élaboré sans véritable concertation avec les syndicats : la Cour souligne que la loi impose une concertation préalable et effective avec les organisations syndicales représentatives, laquelle : « diffère d’une simple consultation sur un projet prédéfini, et suppose une transmission d’éléments d’information et un échange de points de vue et de propositions sur la rédaction du contenu et la mise en œuvre du mécanisme à établir, en vue, et donc en amont, de son élaboration. ». Or, la Cour estime qu’il n’était pas démontré que le dialogue entre La Poste et le syndicat Sud PTT s’était tenu « préalablement à l’élaboration du mécanisme d’alerte et de recueil des signalements » ;
- Un dispositif de suivi des mesures de vigilance jugé incomplet : pour la Cour, le tableau des nombreux indicateurs de suivi présenté par La Poste apparaît décorrélé des objectifs de prévention des atteintes graves, dès lors qu’aucun lien clair n’a été établi entre les risques cartographiés, les mesures d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves mises en œuvre, et les indicateurs de performance.
2. Un arrêt à portée méthodologique : vers une jurisprudence structurante
En prolongeant et complétant l’analyse du Tribunal judiciaire, la Cour d’appel pose des jalons méthodologiques importants pour les entreprises soumises à la loi sur le devoir de vigilance :
- s’agissant de la cartographie des risques : si elle peut présenter les risques « de façon synthétique mais néanmoins précise », la Cour précise que « les risques à identifier et à évaluer dans le cadre de cette cartographie sont les risques réels et potentiels impliqués par les activités des sociétés concernées que les entreprises doivent prendre en compte pour cartographier leurs activités, afin de recenser les domaines généraux dans lesquels les incidences négatives sont les plus susceptibles de se produire et d’être les plus graves, puis procéder, sur la base de cette cartographie, à une évaluation approfondie de leurs propres activités, de celles de leurs filiales et de leurs éventuels partenaires commerciaux, dans les domaines dans lesquels les incidences négatives ont été recensées comme étant les plus susceptibles de se produire et les plus graves. ». En outre, la Cour a considéré que l’article L. 225-102-4 du Code de commerce « n’impose pas […] au stade de l’établissement de la cartographie des risques une obligation de concertation » avec les parties prenantes de la société ;
- s’agissant du dispositif d’alerte : après avoir souligné que la charge de la preuve de la mise en place d’un dialogue avec les organisations syndicales préalable à l’élaboration du mécanisme d’alerte pèse sur l’entreprise assujettie, la Cour énonce que l’envoi à la CDSP (Commission de dialogue social de la Poste, organe de dialogue spécifique à La Poste auquel participait Sud PTT) de courriels d’invitation et de dossiers de support en vue de réunions sur le « devoir de vigilance », sans compte rendu des réunions permettant de retracer la teneur des échanges avec les syndicats, est insuffisant à établir que le mécanisme d’alerte aurait été établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives, « en amont de son élaboration » ;
- s’agissant du dispositif de suivi des mesures de vigilance : il doit permettre un retour d’expérience utile à la stratégie de vigilance et « son contenu doit être le reflet de ce qui est attendu du plan de vigilance et en lien étroit avec les mesures du plan qui le précédent ». Par conséquent, il devrait « donner des explications sur la mise en œuvre et les effets des mesures de vigilance prévues par le plan propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves ».
Par ailleurs, pour affiner et justifier son analyse relative à la cartographie des risques, la Cour d’appel se réfère notamment aux articles 8 et 9 de la directive (UE) n° 2024/1760 du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (« CS3D »), dont l’échéance de transposition pour les Etats membres a été repoussée d’un an (à juillet 2027), et dont le contenu devrait encore évoluer substantiellement dans le cadre des discussions relatives au paquet législatif « Omnibus ».
Conclusion
Il s’agit, à ce jour, de la première décision d’appel ordonnant à une entreprise de modifier son plan de vigilance. L’arrêt constitue une référence jurisprudentielle structurante, qui pose les bases d’une certaine lecture de la Loi du 27 mars 2017 : les entreprises conservent leur autonomie stratégique, mais doivent démontrer rigueur méthodologique, traçabilité et dialogue effectif avec leurs parties prenantes.