Le succès de Chat GPT depuis son lancement le 30 novembre 2022 a mis les Intelligences Artificielles (IA) génératives sous les feux de l'actualité. Ces IA permettent de générer de façon autonome des contenus : du texte pour Chatgpt, des images pour Dall- E ou Midjourney. L'intervention humaine se limitant à donner des instructions aux IA.
Le statut juridique de ces contenus et leur caractère protégeable par le droit d'auteur ou le droit des brevets font débat. Par ailleurs, le fonctionnement de ces IA repose sur un processus d'apprentissage, appelé "machine learning" ou "deep learning", qui requiert l'analyse de données existantes elles-mêmes potentiellement protégées. Se pose alors la question de l'atteinte aux droits de tiers par les IA.
En droit français, pour être originale, et donc protégeable par le droit d'auteur, une œuvre doit être marquée de l'empreinte de la personnalité de son auteur.
La Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE) retient elle aussi une définition subjective de l'originalité, une œuvre originale étant "l'expression de la création intellectuelle propre [à son] auteur" (16 juillet 2009, C-5/08). La Cour a également précisé dans l'arrêt Painer qu'une œuvre doit "refléter la personnalité de son auteur, en manifestant les choix libres et créatifs de ce dernier" (1er décembre 2011, C‑145/10,). Tel n'est pas le cas "lorsque la réalisation d’un objet a été déterminée par des considérations techniques, par des règles ou par d’autres contraintes" (Football Dataco e.a., 1er mars 2012, C‑604/10).
On sait depuis Rousseau que, philosophiquement, "La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être soumis à celle d’autrui". C'est cette liberté de l'auteur que consacre le droit.
Or, une IA produit un résultat en fonction des instructions qu'elle reçoit et des données qu'elle a analysées. Ce résultat, conditionné par sa programmation, n'est donc pas libre et ne peut exprimer sa personnalité, dont elle est en outre par nature dépourvue. La définition subjective de l'originalité exclut par conséquent qu'une IA puisse être l'auteur d'une œuvre pouvant être protégée par le droit d'auteur.
La tentation est cependant grande de faire abstraction de cette définition subjective pour ne considérer que le résultat obtenu par l'IA. Les "œuvres" créées par IA peuvent être aussi belles, voire plus belles esthétiquement que des œuvres créées par un artiste humain. Ainsi, en février 2023, une image générée par une IA a remporté un concours de photographie en Australie trompant l'ensemble des participants et le jury de professionnels. La société responsable de cette supercherie a d'ailleurs affirmé que la machine était "maintenant l'artiste supérieur à l'homme". Pourquoi ces "œuvres" dont la valeur esthétique est reconnue n'auraient-elles pas droit à la protection ?
Ce raisonnement se heurte à deux objections au moins.
Tout d'abord, en droit d'auteur le mérite de l'œuvre[1] n'est pas un critère. Un objet peut être beau et pour autant ne pas être protégeable par le droit d'auteur, et inversement. La CJUE a ainsi rappelé dans l'affaire Cofemel que "la circonstance qu’un modèle génère un effet esthétique ne permet pas, en soi, de déterminer si ce modèle constitue une création intellectuelle reflétant la liberté de choix et la personnalité de son auteur, et satisfaisant donc à l’exigence d’originalité" (Cofemel, 12 septembre 2019, C-683/17).
En outre, reconnaitre aux contenus générés par l'IA le caractère d'œuvre protégeable impliquerait un changement profond de l'objectif poursuivi par le droit d'auteur : encourager la création en assurant un revenu aux auteurs. Or une IA n'a ni besoin d'être encouragée pour générer des contenus, ni besoin d'un revenu. Le droit d'auteur servirait alors à récompenser les investissements des sociétés spécialisées en IA ou des utilisateurs de ces IA.
Les tribunaux européens qui seront amenés à se prononcer sur cette question seront probablement influencés par les précédents américains. L'US Copyright Office a, en effet, à deux reprises, refusé de protéger une image générée par une IA. Dans la première affaire, le Dr Thaler a voulu enregistrer en 2016 une image créée "de manière autonome par un algorithme informatique", une IA nommée DABUS. Le Copyright Office a refusé au motif que "l'exigence d'un auteur humain est une exigence de longue date de la loi sur le copyright". Un appel est en cours. Plus récemment, le 21 février 2023, le Copyright Office a partiellement annulé la protection par copyright d'un roman graphique "Zarya of the Dawn". Si le texte avait bien été écrit par un auteur personne physique, les images avaient quant à elles été générées par l'IA Midjourney.
Le droit des brevets ne semble pas offrir plus de perspectives de protection même si les IA peuvent également être utilisées pour résoudre des problèmes techniques, c'est-à-dire pour développer des inventions.
Or, quoique apparemment plus objectif que le droit d'auteur, le droit des brevets est néanmoins construit autour du postulat qu'une invention est le fruit des travaux d'un inventeur personne physique.
Ainsi, aux Etats-Unis, seules des personnes physiques peuvent déposer un brevet à l'exclusion des personnes morales qui ne peuvent qu'en être cessionnaires.
Le Dr. Thaler, déjà à l'origine de la première décision du US Copyright Office, a déposé devant plusieurs offices des brevets des demandes désignant comme inventeur l'IA Dabus. Les Offices américain, anglais, taiwanais et l'Office Européen des Brevets (OEB) ont rejeté ces demandes. En Australie et en Afrique du Sud, le fait qu'une IA soit inventeur a en revanche été accepté.
L'OEB a refusé de délivrer ces brevets mais au seul motif que l'inventeur, au sens de la Convention sur le brevet européen, doit être une personne ayant une capacité juridique ce qui n'est pas le cas d'une IA. Conférer la personnalité juridique à l'IA, comme cela avait été suggéré par une résolution du Parlement européen le 16 février 2017, permettrait donc a priori de surmonter cette difficulté, l'OEB n'exigeant pas que l'inventeur soit une personne physique.
Une telle évolution pourrait entrainer des dommages juridiques collatéraux significatifs, notamment à l'égard de l'appréciation du critère de l'activité inventive actuellement fondé sur l'évidence de la solution revendiquée au regard de l'homme du métier. En effet, si une IA peut être inventeur, pourquoi ne pourrait-elle pas être aussi une "personne du métier" ? Les compétences moyennes de cette "personne artificielle du métier" pourraient être à ce point renforcées que l'accès à la protection par brevet serait nécessairement plus difficile ce qui risquerait de pénaliser la recherche et les entreprises innovantes.
L'IA repose sur un processus d'apprentissage qui requiert l'analyse de très nombreuses données préexistantes. Les IA accèdent ainsi aux contenus disponibles sur internet le plus souvent par la technique du "web scraping". Cette technique permet d'extraire des contenus de sites internet de façon automatique afin de les réutiliser dans un autre contexte. Or, ces contenus peuvent être protégées par le droit d'auteur ou le droit sui generis des producteurs de bases de données.
Si le contenu ensuite généré par IA reproduit en tout ou partie un contenu protégé par le droit d'auteur, la contrefaçon sera caractérisée en application des règles classiques du droit d'auteur.
La question de l'existence d'une contrefaçon en raison du seul accès, notamment par web scraping, à des images protégées et leur reproduction pour entraîner les IA fait néanmoins débat.
Aux Etats-Unis, plusieurs actions en contrefaçon ont été engagées sur ce fondement contre des sociétés spécialisées dans l'IA, notamment Midjourney. Getty, la célèbre base d'image en ligne a ainsi agi aux Etats-Unis, et au Royaume-Uni devant la Haute Cour de justice de Londres contre Stability AI qui commercialise l'IA Stable Diffusion permettant elle aussi de générer des images.
En Europe, la directive (EU) 2019/790 du 17 avril 2019 encadre la pratique du web scraping en autorisant la fouille de texte et de données, y compris à des fins commerciales, sous réserve que le titulaire des droits n'ait pas exprimé son refus (opt-out). Cette directive a été transposée en France notamment par l'ajout de l'article L.122-5-3 du Code de la propriété intellectuelle. L'opt-out peut être matérialisé par des procédés lisibles par machine, (notamment des métadonnées) ou par une mention dans les conditions générales d'utilisation d'un site internet ou d'un service.
Si la plupart des plateformes de partage de contenu en ligne ont mis en places un tel opt-out, cette contrainte est lourde et complexe pour les auteurs qui partagent leurs œuvres sur leurs propres plateformes. En outre, se pose la question de la rémunération des auteurs dont les œuvres ont d'ores et déjà été utilisées par des IA sans leur consentement avant la mise en place des mesures d'opt-out.
Une IA éthique et respectueuse des droits de propriété intellectuelle des auteurs reste ainsi encore à imaginer. Plusieurs sociétés, notamment Adobe, semblent s'être lancées dans cette voie. Elles ont ainsi annoncé mettre en place des IA entrainées exclusivement sur des images libres de droits ou dont elles ont acquis les droits. Shutterstock, qui commercialise l'IA Dall-e générative d'images, a également indiqué créer un fonds pour rémunérer les créateurs dont les photos sont utilisées pour l'entrainer.
Les débats relatifs au projet de règlement européen sur l'intelligence artificielle pourraient être l'occasion de clarifier le statut juridique des contenus créés par IA et surtout, comme le réclame la Ligue des Auteurs professionnels et de nombreux créateurs, notamment illustrateurs, d'encadrer plus strictement la pratique du web scrapping.