29 mai 2020
Point de vue | France | Droit Public
L’épidémie de covid-19 a suscité l’édiction d’une multitude de textes apportant des restrictions à nos libertés d’une ampleur inconnue à l’époque contemporaine dans des sociétés démocratiques en temps de paix.
Au-delà des fondements juridiques sans doute fragiles de ces mesures exceptionnelles, le relatif consensus qui a entouré leur promulgation invite à nous interroger sur notre rapport actuel aux libertés fondamentales et à la démocratie.
L’une des premières mesures générales édictées en vue de limiter la propagation de l’épidémie a été d’interdire tout « rassemblement mettant en présence de manière simultanée plus de 5 000 personnes en milieu clos », sur tout le territoire national[1]. Alors que cette interdiction affecte frontalement des libertés fondamentales, dont le législateur est le gardien, telles que la liberté de réunion, la liberté d’aller et venir ou la liberté d’entreprendre, cette interdiction a été édictée par un simple arrêté du Ministre des Solidarités et de la Santé, dans un contexte où peu avaient une idée précise du contexte épidémique.
Sur le strict plan des principes et sans s’interroger ici sur la justification sanitaire de la mesure, la régularité juridique de cet arrêté était sujette à caution. Alors que le pouvoir général de police incombe traditionnellement au Premier Ministre[2], qui l’exerce par des décrets subordonnés à la loi et à la Constitution, cet arrêté a été adopté sur le fondement de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique. Issu d’une loi de mars 2007[3], ce texte a conféré au ministre chargé de la santé, en cas de menace sanitaire grave, non moins que la possibilité de « prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population ». L’extrême latitude conférée au ministre chargé de la santé pour mettre entre parenthèses les libertés publiques laisse songeur au regard de l’article 34 de la Constitution, en vertu duquel seule la loi fixe les règles concernant « les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ».
La réalité des faits censés avoir motivé l’arrêté limitant les rassemblements est discutable. Si l’arrêté indiquait qu’il résulte des « données médicales disponibles » que le risque de propagation du virus « apparaît significativement plus élevé lors de rassemblements mettant simultanément en présence plus de 5 000 personnes en milieu clos », il n’a été trouvé nulle trace de ce chiffre, en particulier dans la documentation de référence de l’Organisation Mondiale de la Santé[4]. Ce seuil semble, en réalité, avoir été fixé par référence à la pratique administrative française[5] en matière de protection des évènements contre les actes de terrorisme[6].
Ce premier texte en a appelé d’autres, pas plus attentifs à nos libertés.
Les autorités ont en effet par décret, acte du Premier Ministre, prononcé le confinement au visa non seulement de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, mais surtout des « circonstances exceptionnelles découlant de l’épidémie de covid-19 »[7]. Se trouvait ainsi réactualisée une vieille théorie, qui avait justifié durant la Première Guerre Mondiale que le préfet maritime, gouverneur de Toulon, prenne des mesures d’exception entravant la liberté individuelle des filles publiques et la liberté du commerce des débitants qui les recevaient afin, notamment, d’éviter que les militaires ne leur divulguent des informations sensibles[8].
L’adoption précipitée de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, qui crée l’état d’urgence sanitaire et amende les dispositions du code de la santé publique, a eu pour objectif d'affermir le régime juridique applicable, dont la fragilité avait été relevée, et à renforcer les sanctions pénales applicables aux personnes ne respectant pas le confinement.
Ainsi, l’article L. 3131-15 du code de la santé publique octroie à présent explicitement au Premier Ministre, sur le rapport du ministre chargé de la santé, des prérogatives exceptionnelles telles que celles de réglementer ou d’interdire la circulation des personnes et des véhicules, d’interdire aux personnes de sortir de leur domicile sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé, d’ordonner la fermeture ou de réglementer l’ouverture des lieux de réunions et des établissements recevant du public, comme d’ordonner des réquisitions. A supposer que ces prérogatives demeurent insuffisantes, la loi l’habilite même à édicter « toute autre mesure réglementaire limitant la liberté d’entreprendre ».
Bien que ce texte ait reçu l’onction du Parlement, on peut fortement s’interroger sur l’instauration pérenne d’un régime juridique fortement attentatoire aux libertés, le législateur déléguant de manière quasi absolue au Gouvernement la possibilité d'affecter nos libertés les plus fondamentales sans que les autres contre-pouvoirs attendus, juridictions ou presse, ne s’en soient véritablement émus.
Le Conseil constitutionnel, saisi de certaines dispositions de la loi n°2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, s’est borné à considérer que le législateur avait procédé à une « conciliation équilibrée » entre, d’une part l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé découlant du 11e alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946[9], et d’autre part la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre, ainsi que le droit d’expression collective des idées et des opinions.
Certes, le Conseil a rappelé que les mesures en cause « ne peuvent être prises qu’aux seules fins de garantir la santé publique », « doivent être strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu », qu’il doit « y être mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires » et que le « juge est chargé de s’assurer que ces mesures sont adaptées, nécessaires et proportionnées à la finalité qu’elles poursuivent »[10]. Si cette invitation faite aux juges d’exercer pleinement leur office peut être saluée, encore faut-il qu’elle ne soit pas regardée par ces derniers comme une clause de style. Relevons, pour mémoire, que le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé sur plusieurs dispositions du code de la santé publique, notamment celles, particulièrement imprécises, qui autorisent, sous réserve du respect du principe de proportionnalité, le Premier Ministre à édicter en période d’état d’urgence sanitaire toute mesure réglementaire limitant la liberté d’entreprendre[11] ou le ministre chargé de la santé à prendre toute mesure, y compris après la fin de l’état d’urgence sanitaire, « afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire »[12].
Il est heureux que le Conseil d’Etat ait récemment approfondi son contrôle de la proportionnalité des mesures édictées, en enjoignant au Premier Ministre de modifier les restrictions affectant la liberté du culte .
En tout état de cause, il n’est pas souhaitable que les citoyens soient contraints de saisir continuellement les juridictions pour faire respecter leurs libertés, ce qui en rendrait l’exercice en grande partie illusoire. Surtout, un telle organisation juridique inverse manifestement l'ordre des principes. Le principe doit demeurer la liberté. Or, c’est « une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » et qu’« il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir »[14].
Mais, au-delà de ces considérations juridiques, ce qui est plus préoccupant est la certaine facilité avec laquelle ces mesures, atteignant nos libertés les plus fondamentales, ont été adoptées et acceptées. Une certaine inquiétude surgit en constatant que le législateur, les juridictions, la presse, finalement les citoyens français ont si aisément admis de telles atteintes aux libertés - à leurs libertés - et à la séparation des pouvoirs, ainsi que l’augmentation du risque d’arbitraire qui découle nécessairement des appréciations divergentes des textes.
Il est évident que la virulence du virus, dont nous pouvions constater les effets en Italie, imposait d’agir, au regard notamment des limites de notre système de santé.
Mais les mesures prises étaient-elles vraiment proportionnés aux circonstances ?
Certes, le contexte et le traitement qui en a été fait, générant une certaine crainte dans la population, ont sans doute permis l’adoption de ces mesures. On peut se demander si cet état de fait ne vient en outre révéler la fragilité de nos principes démocratiques.
Dans ces circonstances, nous avons tous un rôle à jouer dans l’œuvre d’édification collective et dans la préservation de l’amour de la liberté. Il nous revient à tous et à notre mesure de participer à l’œuvre d’éducation. Il faut ainsi absolument poursuivre l’éducation des consciences, développer l’esprit critique, admettre le débat d’idées afin que toujours nos libertés soient préservées. Privilégier aussi le temps long au temps court.
L'acceptation des mesures prises à l’occasion de la lutte contre le covid-19 ne sont qu’un exemple qui révèle la fragilité d'un état de droit. La plus forte des garanties contre ce risque est l’éducation. « La liberté commence où l’ignorance finit » (Victor Hugo). Il faut se rappeler cette citation et travailler pour la préservation absolue de nos libertés.
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[1] Arrêté du Ministre des solidarités et de la santé 4 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19 (NOR : SSAZ2006644A), article 1er.
[2] CE 2 mai 1973, Association culturelle des Israélites Nord-Africains de Paris, n°81661.
[3] Loi n°2007-294 du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur.
[4] Public health for mass gatherings: key considerations, OMS, 2015, ISBN : 978 89 4 069438 5.
[5] Coronavirus : le plafond des « 5000 » pour les rassemblements correspond-il à une exigence sanitaire ?, Anne‑Laure Frémont et Léna Lutaud, Le Figaro, 4 mars 2020.
[6] Guide des bonnes pratiques de sécurisation d’un évènement de voie publique, Ministère de l’Intérieur, octobre 2018, fiche 01-03.
[7] Décret n°2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19.
[8] CE 28 février 1919, Dames Dol et Laurent, n°61593.
[9] « [La Nation] garantit à tous […] la protection de la santé […] ».
[10] Conseil constitutionnel 11 mai 2020, décision n°2020-800 DC.
[11] 10° de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique.
[12] Article L. 3131-1 du code de la santé publique.
[13] Ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 18 mai 2020, M. W. et a., n°440366.
[14] De l’esprit des lois, Montesquieu (1689-1755).
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