Analyses & décryptages

Avis consultatif de la CIJ sur les obligations des états en matière de changement climatique – Quels impacts pour l’Afrique ? (partie 2)

Cet article complète l’article publié en novembre 2024 par Saadia Bhatty et Jack Bownes (disponible ici), avant que la CIJ ne rende son Avis Consultatif.

 

INTRODUCTION

 

Le 23 juillet 2025, la Cour internationale de justice (la « CIJ » ou la « Cour ») a publié son très attendu avis consultatif sur les obligations des États en matière de changement climatique (l’« Avis Consultatif »).

Après trois  échanges d’écritures (dont une en réponse à des questions soulevées par la Cour) et des audiences en 2024, la Cour a rendu son Avis Consultatif lors d’une séance au Palais de la Paix à La Haye.

Saadia Bhatty, Associée, et Jack Bownes, Collaborateur, qui faisaient partie de l’équipe de conseils représentant l’Union africaine dans la procédure, présentent ci-après un aperçu des conclusions formulées par la CIJ dans son Avis Consultatif (1), en soulignant son impact pour l’Afrique (2) ainsi que  pour les entités privées, en particulier les sociétés  qui opèrent dans le secteur des énergies fossiles (3). Les auteurs  concluront en mettant en exergue les critiques sévères formulées par plusieurs des juges de la Cour dans des opinions et déclarations distinctes (4).

 

1. Aperçu de l’avis consultatif de la CIJ

 

L’Avis Consultatif de la CIJ porte sur les deux questions suivantes, soumises par l’Assemblée générale des Nations unies par voie de la Résolution 77/276 du 29 mars 2023 :

(a) Quelles sont, en droit international, les obligations qui incombent aux États en ce qui concerne la protection du système climatique et d’autres composantes de l’environnement contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre pour les États et pour les générations présentes et futures ?  ;

(b) Quelles sont, au regard de ces obligations, les conséquences juridiques pour les États qui, par leurs actions ou omissions, ont causé des dommages significatifs au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement, à l’égard :

(i)  Des États, y compris, en particulier, des petits États insulaires en développement, qui, de par leur situation géographique et leur niveau de développement, sont lésés ou spécialement atteints par les effets néfastes des changements climatiques ou sont particulièrement vulnérables face à ces effets ?

ii) Des peuples et des individus des générations présentes et futures atteints par les effets néfastes des changements climatiques ?” [1]

Cette section mettra en évidence les principales conclusions formulées par la Cour, en soulignant en particulier : le rôle essentiel joué par la science dans la procédure (i) ; le rejet de l’argument fondé sur  la lex specialis et l’importance du principe d’intégrité systémique (ii) ; la confirmation de l’intersection entre les droits de l’homme et le droit de l’environnement (iii) ; l’application du principe CBDR-RC dans le cadre du droit international coutumier (iv) ; et l’examen des conséquences juridiques pouvant découler de l’ARSIWA (v).

 

(i) Le rôle essentiel joué par la Science

Sans surprise, la Cour a accordé une importance particulière à la science dans son Avis Consultatif. Le 26 novembre 2024, soit une semaine avant les audiences tenues au Palais de la Paix, certains auteurs des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (le « GIEC ») ont présenté leurs conclusions aux membres de la CIJ.[2] Se référant aux rapports du GIEC dans son Avis Consultatif, la CIJ a souligné le rôle important joué par la science dans la détermination de la gravité de l’urgence climatique.[3] En effet, la Cour a pris en considération les conséquences « sévères et profondes » des changements climatiques affectant « tant les écosystèmes naturels que les populations humaines »,[4] et a observé que les rapports du GIEC étaient largement considérés par les participants comme constituant « les meilleures données scientifiques disponibles sur les causes, la nature et les conséquences des changements climatiques ».[5]

L’approche de la CIJ était similaire à cet égard à celle retenue par le Tribunal international du droit de la mer ainsi que la Cour interaméricaine des droits de l’homme, les deux autres tribunaux internationaux qui ont rendu des avis sur les obligations des États découlant du changement climatique, lorsqu’ils ont qualifié les rapports du GIEC de « représentatifs, rigoureux sur le plan méthodologique » et comme la« meilleure source disponible de connaissances scientifiques sur le changement climatique ». [6]

La discours de la CIJ fondé sur la science s’aligne sur la position défendue par les États « particulièrement vulnérables » dont font partie les États africains qui ont souligné que l’Avis Consultatif de la Cour devait s’appuyer sur les connaissances scientifiques les plus récentes en matière de climat, nombre d’entre eux ayant joint des rapports d’expertises à leurs observations écrites.[7]

La science continuera sans aucun doute à jouer un rôle significatif dans les futurs contentieux et arbitrages liés au changement climatique, tant pour la détermination de la responsabilité que pour l’évaluation des dommages-intérêts liés aux réclamations environnementales.

 

(ii) Droit applicable non restreint par la Lex Specialis et Principe d’intégration systématique

Avant de répondre aux deux questions posées par l’Assemblée Générale des Nations Unies, la Cour a clarifié leur portée et leur signification. Elle a notamment considéré, conformément aux positions d’un grand nombre de participants (dont l’Union africaine) qu’ elle devait tenir compte des obligations des États en vertu du « corpus complet du droit international »[8] , qui comprend, sans s’y limiter , les traités internationaux actuellement en vigueur en matière de droit climatique, tels que la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (« CCNUCC »), le Protocole de Kyoto, l’Accord de Paris et autres traités environnementaux. La Cour a également fait référence aux obligations découlant du droit de la mer, du droit international des droits de l’homme et du droit international coutumier en matière de changements climatiques.[9] Elle a ainsi rejeté l’argument avancé par une minorité de participants selon lequel les obligations des États ne devraient être interprétées qu’à la lumière de la lex specialis applicable, à savoir les traités spécifiques sur les changements climatiques. [10]

La Cour a conclu que ces différentes sources du droit international « s’éclairent mutuellement » et doivent être considérées ensemble, en application du « principe d’intégration systémique », comme l’ont fait valoir la majorité des États.[11] La Cour a toutefois rejeté l’argument selon lequel le principe du « pollueur-payeur » devrait faire partie du droit applicable.[12]

 

(iii) Confirmation de l’intersection entre le droit international des droits de l’homme et la protection de l’environnement

La Cour a souligné que l’obligation des États de prendre des mesures pour protéger l’environnement est fondamentale au titre du droit international des droits de l’homme, notant que les États ne peuvent garantir la pleine protection des droits de l’homme sans préserver le système climatique.[13] Par conséquent, les États sont tenus de prendre des mesures pour protéger l’environnement afin de garantir la jouissance des droits de l’homme en vertu du droit international des droits de l’homme. Cette position de la Cour  est conforme à celle de nombreux tribunaux nationaux et régionaux, en ce compris des cours constitutionnelles tel que précisées dans plusieurs affaires récentes.[14]

Cette clarification apportée par la Cour sur l’intersection entre le droit international des droits de l’homme et le droit de l’environnement est importante, notamment parce qu’elle pourrait encourager davantage de recours contre les États devant les juridictions des droits de l’homme en cas de dommages environnementaux.

 

(iv) Application du principe des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives (CBDR-RC) dans le cadre du droit international coutumier

La Cour a également confirmé qu’outre le « devoir de coopérer » et « l’obligation de prévenir les dommages significatifs à l’environnement en agissant avec la diligence requise » prévus par le droit international coutumier, les États ont également l’obligation de prévenir les activités qui causent des dommages importants au système climatique, conformément à leurs « responsabilités communes mais différenciées et capacités respectives » (« CBDR-RC »),[15] un principe qui reconnaît les responsabilités historiques de certains États en matière de changements climatiques et leurs capacités respectives à adopter des mesures préventives et d’atténuation. [16]

La Cour a précisé que ce principe ne créait pas de nouvelles obligations pour les États. Il « guide l’interprétation des obligations découlant du droit international de l’environnement, au-delà de sa mention expresse dans différents traités » et est « pertinent aux fins de […] la détermination des règles de droit coutumier concernant l’environnement ».[17] Par conséquent, ce principe reconnaît « la nécessité d’une répartition équitable de la charge imposée par les obligations en matière de changement climatique ». Cette répartition devrait être déterminée entre les États en fonction de leur contribution historique à l’urgence climatique et de leurs capacités actuelles.[18]

S’appuyant sur les rapports du GIEC remontant à 1990, la Cour a observé que « les États les plus développés […] ont grandement contribué à la quantité globale d’émissions de GES […] et disposent des ressources et des capacités techniques nécessaires pour mettre en œuvre de vastes réductions des émissions ». La Cour a noté que, comparativement, « les États les moins développés, qui n’ont contribué que de manière marginale aux émissions passées et ont des capacités limitées pour transformer leurs économies ».[19]

En conséquence, les États qui ont davantage contribué au changement climatique et qui possèdent de plus grandes capacités pour lutter contre ce phénomène ont, entre autres, le devoir d’adopter des contributions déterminées au niveau national (« CDN ») plus ambitieuses, conformément à l’Accord de Paris,[20] et l’obligation de coopérer par le biais de transferts technologiques et financiers vers les États plus vulnérables aux effets néfastes du changement climatique. [21]

L’application par la Cour de ce principe à l’urgence climatique actuelle est importante pour les États particulièrement vulnérables au changement climatique, notamment les petits États insulaires et les États africains, qui ont tous souligné l’importance d’appliquer le principe CBDR-RC afin de parvenir à une justice climatique grâce à une répartition équitable des obligations des États.[22] Il convient également de souligner que la Cour a confirmé que le principe CBDR-CR fait partie du droit international coutumier, conformément aux observations présentées par les États les plus vulnérables, notamment les États africains.[23]

 

(v) Implications juridiques en vertu des ARSIWA

S’agissant de la seconde question sur les implications juridiques (question b), la Cour a d’abord confirmé qu’une violation par un État de ses obligations en vertu du droit international en matière de changement climatique constituerait un fait internationalement illicite.[24] Rejetant les observations d’un certain nombre de participants selon lesquelles les conséquences juridiques devraient se limiter à une lex specialis cantonnée aux  traités² sur le climat,[25] la Cour a estimé qu’en théorie, une violation desdites obligations pourrait engager la responsabilité des États en vertu du projet d’articles sur la responsabilité des États pour les faits internationalement illicites (« ARSIWA »).[26]

Les conséquences juridiques résultant du manquement d’un État à ses obligations en vertu du droit international pour le climat pourraient donc inclure la cessation et la garantie de non-répétition de l’acte ou de l’omission illicite (article 30, ARSIWA) ; la réparation intégrale des dommages causés aux États lésés sous forme de restitution (article 35, ARSIWA), d’indemnisation (article 36, ARSIWA) ou de satisfaction (article 37, ARSIWA).[27]

Concrètement, les États qui ont le plus souffert des effets néfastes du changement climatique pourraient être en mesure de demander une indemnisation aux États qui ont le plus contribué au changement climatique et causé le plus de dommages à l’environnement. Pour ce faire, les conditions établissant la responsabilité de l’État doivent être remplies et un « lien de causalité suffisamment direct et certain » doit être démontré « entre l’action ou l’omission illicite qui aurait été commise et le dommage qui aurait été subi».[28] Sur ce dernier point, la Cour a averti qu’il serait difficile, mais pas impossible, de déterminer le préjudice particulier causé par les actes ou omissions illicites spécifiques d’un État.[29]

 

2. Contribution de l’Afrique et importance de l’avis consultatif pour le continent

 

Cette procédure revête une importance capitale pour la lutte de l’Afrique contre le changement climatique. Elle est significative non seulement en raison du nombre de contributions des participants africains,[30] mais aussi compte tenu de la diversité des instruments juridiques propre au Continent ayant contribué à l’élaboration de l’Avis Consultatif de la Cour.

La Cour a expressément fait référence à plusieurs reprises à la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification dans les pays gravement touchés par la sécheresse et/ou la désertification, en particulier en Afrique (la « Convention sur la désertification »), soulignant l’importante contribution scientifique de cet instrument à la compréhension du rôle que la prévention de la désertification et de la dégradation des terres peut jouer dans les efforts de lutte contre le changement climatique.[31] Outre la Convention sur la désertification, la Cour a fait référence aux dispositions de la CCNUCC qui imposent aux États signataires l’obligation de « concevoir et mettre au point des plans appropriés et intégrés […] pour la protection et la remise en état des zones frappées par la sécheresse et la désertification, notamment en Afrique ».[32]

Ces instruments soulignent la vulnérabilité particulière de l’Afrique aux conséquences néfastes du changement climatique. L’Avis Consultatif reconnaît cette réalité, en soulignant que l’Afrique et d’autres régions en développement sont parmi les plus durement touchées par le changement climatique, malgré leur faible contribution aux émissions de GES.[33] L’adoption par la Cour du principe CBDR-RC constitue ainsi une avancée importante pour l’Afrique, susceptible d’inciter les États disposant de capacités plus importantes à accroître leur aide et leur soutien aux États africains, tout en intensifiant leurs propres efforts.

L’Avis Consultatif de la Cour s’est également inspiré de la position adoptée par les institutions africaines de défense des droits de l’homme – la Cour africaine et la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples – sur l’articulation entre la protection de l’environnement et la protection des droits de l’homme.[34] La Cour a notamment pris en considération la reconnaissance, dans de nombreux instruments régionaux relatifs aux droits de l’homme, du droit à un environnement propre, sain et durable. Elle a en particulier fait référence à l’article 24 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui dispose que « tous les peuples ont droit à un environnement satisfaisant et global, propice à leur développement ».[35]

En outre, les conclusions formulées par la Cour en ce qui concerne les implications juridiques, en particulier l’indemnisation, et le devoir des États de coopérer en matière de transferts financiers et technologiques avec les États lésés ou vulnérables, sont conformes à la position de l’Union africaine mais également de plusieurs États africains sur ces questions.[36]

La Cour a estimé que lorsqu’un État manque à ses obligations en vertu du droit international du climat et que la restitution est impossible, « les États responsables seraient tenus d‘indemniser », car cette mesure corrective « a pour fonction de remédier aux pertes subies en conséquence du fait internationalement illicite […] par l’État lésé ou ses ressortissants ».[37]

Reconnaissant que « l’Accord de Paris impose aux États développés des obligations de fournir des ressources financières aux États en développement », la Cour a estimé que le niveau de cette aide pouvait être évalué « sur la base de plusieurs facteurs, dont la capacité des États développés et les besoins des États en développement ».[38]

Il en résulte que les États africains qui se trouvent en première ligne dans la lutte contre le changement climatique pourraient demander une indemnisation et solliciter une aide financière auprès des États développés.

 

3. Conséquences de l’avis consultatif sur les ENTITéS PRIVéES

 

Les conclusions de la CIJ auront également un impact indirect significatif sur les entités privées.

La Cour a clairement indiqué que les États seront tenus de « mettre en place un système national, composé notamment de lois, de procédures administratives et d’un dispositif de mise en œuvre» afin de réglementer les activités des entités privées, tout en « exerçant la vigilance voulue» pour garantir le respect des obligations de droit international telles que déterminées par la Cour.[39] En conséquence, les entités privées seront soumises à des réglementations plus strictes et devront aligner leurs pratiques sur la politique climatique de l’État.

La Cour a estimé que, bien que les évaluations d’impact environnemental pour les opérations nationales et transfrontalières ne soient pas une exigence du droit international général, elles constituent un moyen de satisfaire à une « obligation de procéder à une évaluation de l’impact sur l’environnement ».[40]

La Cour n’a toutefois pas fourni d’autres exemples de la manière dont les États pourraient renforcer la réglementation applicable aux entités privées afin de garantir le respect des obligations découlant du droit international en matière de climat. Outre l’exigence d’études d’impact environnemental, les États pourraient envisager d’augmenter les taxes, d’interdire certaines pratiques nuisibles ou de renforcer la diligence raisonnable des entreprises. Une éventuelle ligne d’action serait de réformer les traités internationaux d’investissement afin d’y inclure des obligations pour les investisseurs en matière de protection de l’environnement, de changement climatique et de responsabilité sociale des entreprises en général. L’Union africaine a adopt » cette approche au niveau continental dans le Protocole à l’Accord portant création de la Zone de libre-échange continentale africaine sur l’investissement (le « Protocole sur l’investissement de la ZLECAf »).[41] De nombreux États ont également conclu des traités bilatéraux d’investissement (« TBI »)prévoyant des obligations similaires pour les investisseurs en matière de protection de l’environnement.[42]

Force est de constater que la conclusion la plus progressiste de la CIJ concerne les énergies fossiles.

La Cour a notamment souligné que « Le fait pour un État de ne pas prendre les mesures appropriées pour protéger le système climatique contre les émissions de GES […] en produisant ou en utilisant des combustibles fossiles ou en octroyant des permis d’exploration ou des subventions pour les combustibles fossiles  […] peut constituer un fait internationalement illicite attribuable à cet État ».[43] Compte tenu de cette conclusion, les États qui continuent à délivrer des permis d’exploration et d’exploitation de combustibles fossiles pourraient être reconnus responsables d’un fait internationalement illicite, et leur responsabilité pourrait être invoquée par un autre État ou une entité privée. Par ailleurs, le fait pour un État de ne pas réduire la production, la consommation ou les subventions liées aux énergies fossiles pourrait également entraîner des conséquences juridiques au titre de ses obligations internationales.  Cependant, la Cour ne s’est pas attardée sur cette conclusion. Elle n’a notamment pas clarifié ce point dans le contexte spécifique du principe des responsabilités communes mais différenciées, de sorte que des questions peuvent subsister quant à savoir si les États développés et les États moins développés sont exposés à cette responsabilité dans la même mesure.

Les conséquences de cette conclusion pourraient être déterminantes pour les investisseurs dans les énergies fossiles et partant, les entreprises du monde entier, alors que les États accélèrent leurs efforts pour passer à l’énergie verte et réduire les investissements dans le secteur des énergies fossiles. Cela pourrait également placer les États face à un dilemme pernicieux  dans une situation de type « Catch-22 » : si les gouvernements continuent d’accorder des licences aux sociétés pétrolières, gazières et minières, ils pourraient être tenus responsables par un autre État des dommages qu’il subit en raison des effets néfastes du changement climatique. D’autre part, les États qui accélèrent leur transition énergétique  pourraient également s’exposer à des actions intentées par des investisseurs en vertu de traités ou de contrats d’investissement, dont beaucoup sont obsolètes et incompatibles avec le droit international du climat. Certains États membres de l’Union Européenne, tels que l’Allemagne, la Slovénie et les Pays-Bas, ont déjà fait face à de telles réclamations par des investisseurs dans le cadre de procédures d’arbitrage fondées sur le Traité sur la Charte de l’Energie.[44]

Ainsi, si les mesures prises par les États sont incompatibles avec les engagements pris envers les investisseurs dans les énergies fossiles dans le cadre de contrats, de traités ou d’autres accords d’investissement, nous assisterons probablement à une augmentation des litiges entre investisseurs et États devant les tribunaux nationaux et/ou internationaux.

 

4. Critiques SéVèRES de l’avis consultatif FORMULéES PAR plusieurs juges de la Cour

 

Il convient de noter que sur les 15 juges siégeant à la CIJ, 11 juges, dont les «  juges africains, ont estimé que la Cour n’était pas allée assez loin sur plusieurs des questions soulevées, dans des opinions et déclarations distinctes publiées avec l’As Consultatif.

À titre d’exemple, la vice-présidente de la Cour, la juge Sebutinde (Ouganda) a suggéré que la Cour « a présenté une vision étroite de la réponse à la question (b) » en « minimisant l’importance du principe des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives » en l’assimilant simplement au principe d’équité et en omettant d’articuler de manière précise les composantes du principe des responsabilités communes mais différenciées dans le contexte des obligations en matière de changement climatique. [45] La juge Xue (Chine) a de même souligné dans son opinion individuelle l’ambiguïté de la référence de la Cour à un « éventail d’États » comme paramètre pour les responsabilités communes mais différenciées et les capacités respectives, [46] tandis que le juge Yusuf (Somalie) a souligné dans son opinion individuelle que la Cour aurait dû aborder plus concrètement le principe des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives.[47]

La vice-présidente Sebutinde a également suggéré que la Cour aurait dû affirmer que les mesures de réparation devaient dépendre de la situation nationale de l’État affecté et « inclure certaines des mesures correctives innovantes proposées par plusieurs États en développement », telles que la compensation financière et la reforestation, qui souffrent des effets néfastes du changement climatique tout en étant « lourdement ou chroniquement endettés envers les États développés ou industrialisés ». [48]

Ce point de vue a été partagé par plusieurs autres juges dans leurs opinions individuelles. Le juge Yusuf a ainsi critiqué la Cour pour avoir adopté une approche « excessivement formaliste » qui ne tient pas compte des implications concrètes pour les États lésés et des réalités scientifiques sous-jacentes aux questions posées par l’Assemblée générale des Nations unies.[49] Dans son opinion très critique, il reproche à l’Avis Consultatif de ne pas avoir examiné les recours juridiques disponibles aux États lésés, tout en soulignant que le régime de responsabilité de l’État pour faits internationalement illicites ne saurait, à lui seul, suffire.[50] Les juges Bhandari (Inde) et Aurescu (Roumanie) ont également critiqué l’approche « générale et abstraite » et « prudente et minimaliste » de la CIJ s’agissant des implications juridiques.[51]

Concernant l’articulation entre les droits de l’homme et le droit de l’environnement, le juge Tladi (Afrique du Sud) a félicité la Cour pour avoir reconnu, bien que « d’une manière qui pourrait paraître ambiguë », le droit à un environnement propre et sain comme un droit humain en vertu du droit international.[52] À l’inverse, le juge Aurescu a estimé que la Cour aurait dû reconnaître ce droit comme relevant du droit international coutumier dans le dispositif de son avis.[53]

Les juges ont également échangé leurs points de vue sur le rôle que l’Avis Consultatif a  ou aurait dû joué dans le contexte de l’urgence climatique. Le juge Yusuf a conclu que l’Avis Consultatif « n’avait pas été à la hauteur de la situation et n’avait pas fourni à la communauté internationale les outils juridiques nécessaires pour lutter contre le changement climatique de manière équitable pour tous les États »,[54] tandis que les juges Tladi, Bhandari et Cleveland (États-Unis d’Amérique) ont souligné le rôle limité de la Cour dans la lutte contre la crise climatique et ont appelé à une action internationale concertée afin de réaliser des progrès significatifs. [55] Le juge Tladi a fait remarquer que, même s’il « semble que ceux qui occupent des postes d’autorité accordent plus d’importance à la guerre qu’au sort de l’humanité et à l’avenir de la planète », il garde l’espoir que « ceux qui détiennent le pouvoir se rendront compte, avant qu’il ne soit trop tard, que l’argent ne remplace ni l’eau ni la nourriture » et que « les générations futures feront de meilleurs choix ».[56]

 

Conclusion

 

L’Avis Consultatif de la CIJ fait suite à une série d’avis historiques rendus par des tribunaux internationaux similaires. Le 21 mai 2024, le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) a publié son avis consultatif sur les obligations des États en matière de protection et de préservation des océans mondiaux contre les effets du changement climatique. Un peu plus d’an après, le 3 juillet 2025, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a rendu un avis consultatif sur les obligations des États en matière de réponse à l’urgence climatique, tandis que la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples vient de recevoir récemment une demande d’avis sur les obligations des États dans le contexte du changement climatique au début de cette année. Ensemble, ces avis consultatifs façonnent le cadre juridique international en matière de climat.

Bien qu’il ne soit pas contraignant, l’Avis Consultatif de la CIJ constitue une avancée importante en matière de justice climatique internationale. Il s’agit d’une lecture éclairée et faisant autorité des règles internationales juridiquement contraignantes en matière de changement climatique, il devrait apporter un certain degré de certitude aux questions relatives aux obligations des États et inciter ces derniers à renforcer leurs politiques climatiques. Toutefois, comme l’ont indiqué les juges de la Cour dans leurs nombreux avis séparés, des réserves subsistent quant au fait que la CIJ ait adopté une position trop conservatrice sur des éléments importants du droit international du climat, tels que les conséquences juridiques et le principe de CBDR-RC en particulier en ce qui concerne les États les plus vulnérables, notamment les États africains.

Par conséquent, il reste à voir si et dans quelle mesure, une violation des obligations du droit international du climat aura des conséquences juridiques concrètes pour un État. Toutefois, qu’il s’agisse d’États ou de ses populations lésés demandant réparation aux États pollueurs, ou de réclamations intentées par des investisseurs privés dans les énergies fossiles ou d’autres entités privées contre des États, nous assisterons certainement à une croissance des contentieux climatiques devant les instances nationales et internationales dans les mois et les années à venir.

 


 

[1] Résolution 77/276 de l’Assemblée générale des Nations Unies en date du 29 mars 2023.
[2] Avis consultatif, para. 33.
[3] Avis consultatif, para. 72.
[4] Avis consultatif, para. 73.
[5] Avis consultatif, para. 74.
[6] Cour interaméricaine des droits de l’homme, avis consultatif AO-32/25 du 29 mai 2025, para. 33. Voir également Tribunal international du droit de la mer, avis consultatif C 31 du 21 mai 2024, paragraphe 51 : « Le Tribunal observe que la plupart des participants à l’instance se sont référés aux rapports du GIEC, reconnaissant qu’il s’agissait d’évaluations faisant autorité des connaissances scientifiques sur le changement climatique ».
[7] Déclaration écrite de l’Union africaine, para. 83 ; voir également, par exemple, la déclaration écrite du Ghana, paras. 30 à 41, et la déclaration écrite de Vanuatu, sections 2.2 et 2.3.
[8] Avis consultatif, para. 98 : « La Cour note que l’Assemblée générale lui demande de dire quelle sont ‘en droit international,  les obligations qui incombent aux États en ce qui concerne la protection du système climatique et d’autres composantes de l’environnement’. A son sens, la mention ‘en droit international’ sans autre précision indique que  l’Assemblée générale attend de sa part un avis sur les obligations incombant aux États au regard du corpus complet du  droit international, et n’entend pas  limiter la réponse attendue à une branche ou source particulière de celui-ci ».
[9] Avis consultatif, para. 172.
[10] Une minorité d’États a fait valoir que seuls les traités sur les changements climatiques au sens strict régissent les obligations des États découlant des changements climatiques. Voir, par exemple, la Déclaration écrite des États-Unis d’Amérique, paras. 3.31 à 3.34 ; la Déclaration écrite de l’Union européenne, paras. 333 à 334 ; la Déclaration écrite du Canada, para. 33 ; la Déclaration écrite de la Russie, p. 5 ; la Déclaration écrite du Royaume-Uni, para. 29 ; et la Déclaration écrite de la Chine, p. 54.
[11] Avis consultatif, para.  261 ; voir, par exemple, les Observations écrites de l’Union africaine, para. 30 : « le principe de l’intégration systémique doit guider la Cour dans l’interprétation des différentes normes du droit international en vertu desquelles elle est appelée à déterminer les obligations des États en matière de changement climatique » (traduction libre de l’anglais vers le français) ; et la Déclaration écrite de la Namibie, para. 42 : « l’ampleur de la question permet à la Cour d’évaluer les obligations des États de manière systématiquement intégrée » (traduction libre de l’anglais vers le français).
[12] Avis consultatif, para. 160.
[13] Avis consultatif, para. 403.
[14] Dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse devant la Cour européenne des droits de l’homme (la « CEDH »), la CEDH a jugé que les politiques climatiques du gouvernement suisse ne protégeaient pas les citoyens contre les effets néfastes graves du changement climatique et violaient donc le droit humain à la vie privée et familiale ([GC], requête n° 53600/20, arrêt du 9 avril 2024). De même, dans l’affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie, la CEDH a jugé que le fait pour les États de ne pas prendre de mesures adéquates pour lutter contre la pollution environnementale violait le droit fondamental à la vie ([GC], requêtes n° 51567/14 et 3 autres, arrêt du 30 janvier 2025 et mis à jour le 30 avril 2025).
[15] Avis consultatif, paras. 132 à 142 ; et paras. 148 à 151.
[16] Avis consultatif, para. 148.
[17] Avis consultatif, para. 151.
[18] Avis consultatif, para. 148.
[19] Avis consultatif, para. 150.
[20] Accord de Paris, article 4(2).
[21] Avis consultatif, paras. 217, 218, 227 et 306.
[22] Déclaration écrite de l’Union africaine, paras. 52 et 111.
[23] Voir, par exemple, la Déclaration écrite de l’Union africaine, para. 52 ; la Déclaration écrite du Kenya, paragraphe 5.32 ; et la Déclaration écrite de la Sierra Leone, para. 3.39.
[24] Avis consultatif, para. 409 ; conclusion (4), p. 132.
[25] Avis consultatif, para. 171.
[26] Avis consultatif, para. 420.
[27] Avis consultatif, paras. 447 à 455.
[28] Avis consultatif, para. 436.
[29] Avis consultatif, par. 438.
[30] 19 États africains ont présenté des observations écrites et 16 États africains ont présenté des observations orales, conjointement avec l’Union africaine et l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.
[31] Avis consultatif, paras. 125, 128 à 129, 172 et 331 à 334.
[32] Avis consultatif, para. 210.
[33] Avis consultatif, paras. 77, 80 et 150.
[34] Avis consultatif, para. 390.
[35] Avis consultatif, para. 390.
[36] Avis consultatif, paras. 218, 263, 265, 267 et conclusion (3) A. (h), p. 131.
[37] Avis consultatif, para. 452.
[38] Avis consultatif, paras. 264 et 265.
[39] Avis consultatif, paras. 253, 281 et 282.
[40] Avis consultatif, paras. 296 et 297.
[41] Projet final du Protocole sur l’investissement de la ZLECAf (2023), Articles 26 (changement climatique), 34 (protection de l’environnement), 35 (peuples autochtones et communautés locales), 38 (responsabilité sociale des entreprises) et 39 (gouvernance d’entreprise).
[42] TBI Inde – Ouzbékistan (2024), Article 13 (responsabilité sociale des entreprises) ; TBI Maroc – Nigeria (2016, non en vigueur), Articles 14 (Évaluation d’impact) et 24 (Responsabilité sociale des entreprises) ; TBI République démocratique du Congo – Rwanda (2021, non en vigueur), Article 15 (Protection de l’environnement et utilisation des ressources naturelles).
[43] Avis consultatif, para. 427.
[44] Voir, par exemple, ExxonMobil c. Pays-Bas (Affaire CIRDI n° ARB/24/44) ; Azienda Elettrica Ticinese c. Allemagne (Affaire CIRDI n° ARB/23/47) ; Ascent Resources c. Slovénie (Affaire CIRDI n° ARB/22/21) ; Uniper SE, Uniper Benelux Holding B.V. et Uniper Benelux N.V. c. Royaume des Pays-Bas (Affaire CIRDI n° ARB/21/22) ; RWE AG et RWE Eemshaven Holding II BV c. Royaume des Pays-Bas (Affaire CIRDI n° ARB/21/4) ; Vattenfall AB, Vattenfall Europe AG, Vattenfall Europe Generation AG&Co KG c. République fédérale d’Allemagne (Affaire CIRDI n° ARB/09/6).
[45] Opinion séparée du vice-président Sebutinde, paras. 9 à 11.
[46] Opinion dissidente du juge Xue, paras. 62 à 64.
[47] Opinion dissidente du juge Yusuf, paras. 28 et 29.
[48] Opinion dissidente de la vice-présidente Sebutinde, para. 12.
[49] Opinion dissidente du juge Yusuf, para. 2 et 7.
[50] Opinion dissidente du juge Yusuf, paras. 6 et 7.
[51] Opinion dissidente du juge Bhandari, para. 4 ; et opinion dissidente du juge Aurescu, para. 1.
[52] Déclaration du juge Tladi, para. 25.
[53] Opinion dissidente du juge Aurescu, paras. 46 et 47.
[54] Opinion dissidente du juge Yusuf, para. 19.
[55] Déclaration du juge Tladi, para. 38 ; déclaration commune des juges Bhandari et Cleveland, para. 29.
[56] Déclaration du juge Tladi, para. 39.

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