Clauses d’élection de for asymétriques : la Cour de Justice de l’Union Européenne apporte d’importantes clarifications sur leur régime juridique dans l’espace européen
Christian Camboulive (Associé), Jean-Sébastion Bazille (Associé), Sacha Willaume (Counsel), Vincent Carriou (Collaborateur Senior)[1]
Très courantes en matière internationale, particulièrement dans le secteur bancaire et financier, les clauses d’élection de for dites « asymétriques » ou « unilatérales » prévoient que les cocontractants doivent soumettre toute réclamation à la juridiction élue, tout en accordant une option à l’un d’eux d’engager une procédure devant un autre tribunal, généralement localisé dans un autre lieu[2].
Le déséquilibre inhérent à ces clauses et l’incertitude qui peut en découler ont suscité une jurisprudence fluctuante. Si elles ont d’abord paru condamnées dans leur principe, leur validité est désormais admise, sans toutefois que la jurisprudence, notamment celle de la Cour de cassation, n’en ait fixé le régime.
C’est justement pour clarifier les conditions de validité de clauses asymétriques mettant en cause la compétence de juridictions d’Etats membres de l’Union Européenne (ci-après l’« UE ») que la Cour de cassation a interrogé la Cour de Justice de l’Union Européenne (ci-après la « CJUE ») en 2023[3].
L’arrêt rendu par cette dernière le 27 février 2025 confirme qu’il n’existe pas d’interdiction de principe à de telles clauses et apporte d’importantes précisions sur leur régime juridique dans l’espace juridique européen. Un rappel des valses-hésitations des juridictions françaises (1) permet de saisir la portée de la solution adoptée par le juge européen (2).
Une admission progressive en dépit d’un regime juridique imprecis
A titre préliminaire, on rappellera qu’en matière internationale, le régime des clauses d’élection de for est encadré par plusieurs textes :
- Le Règlement UE n°1215/2012 (dit « Bruxelles I bis»), en vigueur depuis le 10 janvier 2015, et en particulier son article 25, en cas de désignation d’une ou plusieurs juridiction(s) d’Etat(s) membre(s), qui s’applique aux accords exclusifs ou optionnels d’élection de for ;
- La Convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (dite « Lugano II»)[4], entrée en vigueur le 1er janvier 2011, et en particulier son article 23, lorsque l’une au moins des parties en cause est ressortissante d’un Etat partie à cette convention et que la clause désigne les tribunaux d’un ou plusieurs Etats lié(s) par cette convention, qui s’applique aussi aux accords exclusifs ou optionnels ;
- La Convention de La Haye de 2005 sur les accords d’élection de for qui ne s’applique qu’aux accords exclusifs d’élection de for et donc pas aux clauses asymétriques ici étudiées ; et
- Les règles du droit commun applicables en matière internationale[5], en particulier l’article 48 du Code de procédure civile, lorsqu’aucun des textes précités ne trouve à s’appliquer, soit essentiellement quand la clause vise une juridiction située en dehors de l’espace européen.
C’est donc principalement au visa des dispositions tirées du Règlement Bruxelles I (bis) et de la Convention de Lugano II, dont on sait la proximité, que la jurisprudence française a hésité sur l’accueil qu’il convenait de réserver aux clauses asymétriques.
La Cour de cassation a d’abord affiché une franche hostilité à l’égard de ces clauses. Le 26 septembre 2012, dans l’affaire Banque Rothschild, elle a invalidé la clause qui réservait à la banque « le droit d’agir au domicile du client ou devant tout autre tribunal compétent à défaut de l’élection de juridiction qui précède [Luxembourg] » au motif qu’elle serait potestative[6].
Le fondement de la solution de cet arrêt ayant été vivement critiqué[7], ces clauses n’ont plus ensuite été contrôlées à l’aune du concept de potestativité mais au regard d’objectifs autonomes dégagés des textes pertinents.
Dans un arrêt Danne Holding de mars 2015[8], la Cour de cassation a ainsi reproché à une cour d’appel d’avoir considéré qu’une clause réservant le droit à une partie d’introduire une procédure devant « toute autre juridiction » (que le juge suisse élu dans le contrat) était valable, sans rechercher si le déséquilibre inhérent à cette clause était contraire aux objectifs de prévisibilité et de sécurité juridique poursuivis par la Convention de Lugano II.
Bien que la Cour de cassation ait continué de sanctionner la validité de telles clauses, elle laissait entrevoir, en creux, certaines conditions permettant leur admission.
Dans un arrêt e-Bizcuss d’octobre 2015[9], la 1ère Chambre civile a reconnu la validité de la clause stipulée en faveur du juge irlandais et réservant à la société Apple le droit d’agir devant les tribunaux « du lieu où le revendeur a son siège ou de toute juridiction où un préjudice est causé à Apple ». La Cour a alors décidé que la validité d’une telle clause était subordonnée à la désignation précise des juridictions susceptibles d’être saisies à titre alternatif permettant de répondre à un impératif de prévisibilité.
Dans la veine de cet arrêt, cette fois pour paralyser le jeu de plusieurs clauses asymétriques, la même Chambre a ensuite considéré en 2018 que la clause asymétrique devait contenir un « élément objectif d’identification de ces autres juridictions » pour répondre aux objectifs de prévisibilité et de sécurité juridique poursuivis par la Convention de Lugano II[10] et le Règlement Bruxelles I[11].
Si la Chambre commerciale a accompagné cette évolution jurisprudentielle, elle a innové en considérant que le Règlement Bruxelles I obligeait au respect de « la volonté des parties […] peu important que cette clause attributive ne s’impose qu’à l’une des parties », sans référence aux impératifs de prévisibilité et de sécurité juridique[12]. Elle a ainsi jugé valable la clause qui réservait à une partie le droit d’agir devant « d’autres cours compétentes [que les cours italiennes] conformément aux règles de procédure légale ».
On terminera ce panorama par la mention d’un arrêt de la 1ère Chambre civile du 28 septembre 2022[13] relatif à la validité d’une clause stipulée en faveur des juridictions du canton de Genève. Celle-ci réservait toutefois le droit pour la banque UCB Suisse d’agir « devant toute autre autorité compétente [que le juge suisse], le droit suisse restant applicable dans tous les cas ».
En dépit de cette formule qui pouvait sembler obscure au regard des critères ci-dessus, la Haute juridiction a néanmoins approuvé la Cour d’appel d’avoir identifié dans cette clause une référence aux « règles de compétence de droit commun selon la loi suisse », à tel point que l’on a pu se demander s’il s’agissait d’un revirement[14].
Comme on le voit, la Cour de cassation a été amenée à apprécier la validité des clauses asymétriques à l’aune de critères fluctuants, ce qui justifiait sans doute d’interroger le juge européen.
2. Une admission désormais mieux encadrée
Le 13 avril 2023, la Cour de cassation a transmis plusieurs questions à la CJUE au sujet d’une clause attribuant compétence au tribunal de Brescia (Italie) et réservant à une partie italienne le droit « de procéder à l’égard de [son cocontractant français] devant un autre tribunal compétent en Italie ou à l’étranger »[15].
La Cour de cassation a d’abord posé la question du sens de la référence, au sein de l’article 25(1) du Règlement Bruxelles I bis, à la notion de « nullité quant au fond » :
« […] si l’autre partie soutient que cette clause est illicite en raison de son imprécision et/ou de son caractère déséquilibré, cette question doit-elle être tranchée au regard de règles autonomes tirées de l’article 25, § 1, du règlement Bruxelles I bis et de l’objectif de prévisibilité et de sécurité juridique poursuivi par ce règlement, ou doit-elle être tranchée en faisant application du droit de l’Etat membre désigné par la clause ? ».
Sur ce point, la CJUE précise que cette notion vise uniquement les causes générales de nullité d’un contrat, à savoir notamment les vices de consentement[16], et ajoute que pour être valable, la clause d’élection de for doit nécessairement « identifier, de manière suffisamment précise, les éléments objectifs sur lesquels les parties se sont mises d’accord pour désigner le tribunal ou les tribunaux »[17].
Ensuite, la Cour de cassation a interrogé la CJUE sur les conditions de validité d’une clause asymétrique de juridiction au regard des critères autonomes dégagés du Règlement Bruxelles I bis, à savoir les objectifs de prévisibilité et sécurité juridiques.
Sur cette deuxième question, la CJUE répond que la validité d’une telle clause asymétrique est subordonnée à trois conditions :
- La clause doit désigner avec précision les juridictions d’un ou de plusieurs États qui sont soit membres de l’UE, soit parties à la convention de Lugano II. La CJUE précise que la clause visant « un autre tribunal compétent […] à l’étranger», devrait être interprétée comme désignant également des juridictions d’Etats non membre de l’UE ou de la Convention Lugano II et, partant, est contraire au Règlement Bruxelles I bis[18] ;
- Elle doit identifier des éléments objectifs suffisamment précis pour permettre au juge saisi de déterminer s’il est compétent et,
- Elle ne doit pas être contraire aux dispositions relatives à la protection des parties faibles (consommateur, travailleur, assuré), ni ne déroger à une compétence exclusive, au titre du Règlement Bruxelles I bis[19].
CONCLUSION
L’arrêt rapporté permettra sans doute d’apporter une meilleure prévisibilité aux rédacteurs d’actes.
Il n’a toutefois pas levé toutes les difficultés auxquelles les justiciables pourraient être confrontés. On suivra notamment avec intérêt la manière avec laquelle les juridictions françaises se saisiront du deuxième critère portant sur la détermination « d’éléments objectifs suffisamment précis », notion qui pourrait être sujette à interprétation.
Par ailleurs, il conviendra d’examiner dans quelle mesure les critères autonomes dégagés du Règlement Bruxelles I bis seront susceptibles d’influencer l’appréciation par le juge français de la validité des clauses échappant à l’application de ce texte ainsi qu’à celle de la Convention de Lugano II.
[1] Les auteurs tiennent également à remercier Hugo Deloche, stagiaire au sein de l’équipe Arbitrage du bureau de Londres du Cabinet, pour son aide.
[2] Le présent article n’a pas vocation à évoquer les clauses mêlant recours aux juridictions étatiques et aux tribunaux arbitraux, sujettes à un régime juridique spécifique.
[3] Cass. Civ. 1ère, 13 avril 2023, n° 22-12.965.
[4] Les Etats partie à cette Convention sont les Etats membres de l’Union européenne ainsi que la Suisse, la Norvège et l’Islande.
[5] Il est établi de longue date que les critères de la compétence internationale directe du juge français sont, sous réserve d’adaptation, ceux de la compétence territoriale interne étendus à la matière internationale. V. Cass. Civ., 19 oct. 1959, Pelassa ; Cass. Civ., 30 oct. 1962, Scheffel
[6] Cass. Civ. 1ère, 26 sept. 2012, n° 11-26022, D. 2012. 2876, note D. Martel ; Rev. crit. DIP 2013, p. 256, note Bureau D. ; JDI 2013, p. 175, note Brière C. ; RDC 2013, p. 661, note Racine J.-B. ; Ancel M.-E. et a., « Réflexions sur les clauses de juridiction asymétriques dans le contentieux international », Banque et droit 2013, p. 3, n° 148.
[7] L. Usunier, « Valse hésitation à la Cour de cassation à propos du sort des clauses attributives de juridiction dissymétriques », RTD Civ. 2015, p. 844 ; J.-B. Racine, « Les clauses d’élection de for asymétriques », in Le droit à l’épreuve des siècles et des frontières, Mélanges en l’honneur du Professeur Bertrand Ancel, 2018, Lextenso, p. 1323 ; D. Sindres, « Nouvelles réflexions sur les clauses attributives de compétences optionnelles », Rev. crit. DIP 2023, p. 335.
[8] Cass. Civ. 1ère, 25 mars 2015, n° 13-27.264.
[9] Cass. Civ. 1ère, 7 oct. 2015, n° 14-16.898.
[10] S’agissant d’une clause attributive de juridiction stipulée en faveur des juridictions suisses réservant à la banque contractante le droit de saisir « tout autre tribunal compétent ».Cass. Civ. 1ère, 7 févr. 2018, n° 16-24.497, D. 2018. 1934, obs. L. d’Avout, Rev. Crit. DIP 2018, p. 630.
[11] S’agissant d’une clause d’élection de for qui était stipulée en faveur des juridictions luxembourgeoises, qui réservait le droit pour la banque concernée « de déroger à cette attribution de juridiction si elle le considère comme opportun ». Cass. Civ. 1ère, 3 oct. 2018, n° 17-21.309, D. 2019. 1016, obs. F. Jault-Seseke, et 1956, obs. E. Farnoux ; Rev. crit. DIP 2018. 867 ; Gaz. Pal., 19 fév. 2019, p. 74, note C. Kleiner.
[12] Cass. Com., 11 mai 2017, n° 15-18.758, Rev. crit. DIP 2017, note D. Bureau.
[13] Cass. Civ. 1ère, 28 sept. 2022, n° 21-13.686.
[14] V. notamment sur ce point : Cass. Civ. 1ère, 28 sept. 2022, n° 21-13.686., D. 2023. 1812, obs. L. d’Avout ; Rev. Crit DIP 2023.644, note B. Marshall.
[15] Cass. Civ. 1ère, 13 avril 2023, n° 22-12.965.
[16] CJUE, 27 févr. 2025, n° C-537/23, para. 36.
[17] CJUE, 27 févr. 2025, n° C-537/23, paras 44-53.
[18] CJUE, 27 févr. 2025, n° C-537/23, v. spéc. paras 59-62.
[19] CJUE, 27 févr. 2025, n° C-537/23, paras 54-67.