La compétitivité, nouvelle priorité et « boussole » de l’Union européenne ?
Plusieurs chocs externes ont fait prendre conscience aux Européens de leur retard de compétitivité, qui se matérialise à travers des faiblesses tant économiques que stratégiques.
La crise sanitaire du COVID en 2020-2021 avait illustré la dépendance de l’UE vis-à-vis de la Chine pour une très large gamme de produits industriels et de matières premières stratégiques. La guerre russo-ukrainienne a quant à elle mis en évidence l’absence d’autonomie européenne en matière de défense. La réélection de Donald Trump en novembre 2024 met à mal les règles du jeu du commerce international, source de prospérité pour une majorité d’Etats membres européens.
Juste après les élections européennes de juin 2024, la publication du rapport de Mario Draghi a marqué les esprits, soulignant le retard de l’Union en termes de productivité, de croissance du PIB, et de croissance du revenu disponible par habitant (deux fois plus faible en Europe qu’aux Etats-Unis depuis 2000).
Le retard est particulièrement flagrant pour les secteurs technologiques, en particulier digitaux : en 2024, sur les 50 plus grandes entreprises technologiques mondiales, seules 4 sont européennes.
Afin de combler ce retard, le rapport Draghi énumère alors les choix politiques urgents visant à ce que l’Europe se dote d’une vraie stratégie industrielle européenne : achever le marché intérieur, réorienter les grandes politiques européennes vers la croissance et la compétitivité de l’industrie (régulations sectorielles, concurrence, politique commerciale…), unifier le marché européen des capitaux et canaliser l’épargne des ménages vers l’investissement des entreprises européennes, accroître la coordination des actions UE/Etats membres en faveur de la productivité, réduire le poids de la régulation sur les entreprises européennes (« simplification »).
A la question de savoir si la compétitivité est une nouvelle « boussole » de l’Union européenne, trois constats nous semblent s’imposer.
Tout d’abord, d’un point de vue historique, et en dépit de la communication faite par la Commission, ce n’est pas réellement une nouveauté. En effet, la Stratégie de Lisbonne, lancée en 2000 par les Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’UE et le Président de la Commission, visait déjà à faire de l’UE « l’économie la plus compétitive du monde, basée sur la connaissance », mais à un moment où l’Union connaissait une forte croissance du PIB. Mais force est de constater que quand on compare 2025 à 2000, l’échec de l’Europe est patent dans tous les domaines-clés de la Stratégie de Lisbonne : croissance annuelle, productivité, leadership dans le digital, excellence scientifique et technologique par rapport au reste du monde, croissance du capital-risque…
Cela dit, d’un point de vue politique, les institutions européennes semblent avoir accepté de mettre au centre de leur action cette nouvelle stratégie européenne en faveur de la compétitivité.
La nouvelle Commission Von der Leyen a été explicite sur la priorité donnée à la compétitivité pour son mandat 2024-2029 : « La prospérité et la compétitivité seront notre première priorité » (Discours d’Ursula Von der Leyen devant la première session plénière du nouveau Parlement européen, 18 juillet 2024). « Les objectifs de l’Europe … dépendent tous du commencement d’une nouvelle ère de productivité, d’innovation et de compétitivité » (lettre de mission au vice-président exécutif Stéphane Séjourné, 17 septembre 2024). « L’Europe a beaucoup d’atouts économiques, mais elle doit agir maintenant pour regagner et sa compétitivité pour assurer sa prospérité » (Communication de la Commission sur la « Boussole de compétitivité », 29 janvier 2025).
Depuis le début de l’année 2025, les communications, plans d’action et propositions législatives de la nouvelle Commission se sont succédés, largement centrés sur la « nouvelle » stratégie de compétitivité inspirée du rapport Draghi, avec en particulier les propositions suivantes :
- Communication sur la mise en œuvre de la simplification réglementaire, suivie de plusieurs propositions législatives de simplification (dites « Omnibus »)
- Communication sur un Pacte pour une industrie propre
- Feuille de route REPowerEU
- Communication sur l’Union de l’épargne et des investissements
- Livre B lanc sur la Préparation de la défense européenne à l’horizon 2030
- Plans d’action pour le secteur automobile, et pour l’acier et les métaux
- Nouvelle Stratégie pour le marché intérieur
- Stratégie de l’UE en faveur des start-up et des scale-up.
De son côté, le Conseil européen, plus haute instance politique européenne, réaffirme périodiquement la priorité absolue donnée à la compétitivité. Ainsi, dans ses conclusions du 20 mars 2025, le Conseil européen considère qu’il est « nécessaire et urgent de renforcer la compétitivité de l’Europe » en ajoutant souhaiter « combler les écarts en matière d’innovation et de productivité tant par rapport aux concurrents mondiaux de l’UE qu’au sein de l’UE ».
Au Parlement européen, enfin, le début de la législature a été marqué par la présentation en séance plénière du rapport Draghi par son auteur, suivi d’un débat au cours duquel de nombreux députés ont souscrit à l’analyse selon laquelle l’économie européenne devait changer de cap de toute urgence.
Enfin, d’un point de vue économique et juridique, la mise en œuvre effective de la stratégie européenne pour la compétitivité se heurte à plusieurs obstacles importants.
Juridiquement, il s’agit de mener à bien un agenda de « simplification », et que certains accusent de dissimuler un agenda de « dérégulation ». La Commission proclame (systématiquement) la compatibilité de cette nouvelle priorité avec la réalisation des objectifs du Pacte Vert, mais les nombreuses propositions du début de mandat de la Commission von der Leyen entrent parfois en conflit avec l’état des lieux réglementaire… issu de la précédente Commission présidée par Ursula von der Leyen.
Au plan économique, la réalité à laquelle sont confrontés les Etats membres met en exergue de multiples difficultés qui peuvent ralentir la mise en œuvre de la stratégie européenne de compétitivité.
Quelques exemples clés illustrent ces enjeux :la nécessité d’une stratégie européenne énergétique visant à réduire le coût de l’énergie européenne, problème crucial pour l’industrie, se heurte aux différences persistantes sur les priorités énergétiques des Etats membres, y compris s’agissant de la France et l’Allemagne.
La réalisation effective du marché intérieur continue de se heurter à la volonté récurrente des Etats membres de conserver leurs réglementations nationales et de protéger les entreprises domestiques déjà présentes sur le marché. C’était par exemple assez clair pour les services financiers lors des débats au Conseil sur la Stratégie en matière d’investissements de détail. Peu d’Etats membres semblent faire de l’Union des marchés des capitaux une vraie priorité politique, probablement aussi parce que pour être mise en œuvre, cette Union nécessiterait de profonds changements dans des législations nationales sensibles, y compris pour la fiscalité de l’épargne et la supervision des acteurs financiers.
De même, les tentatives pour harmoniser en partie le droit du travail, le droit des faillites et le droit des sociétés, dans un sens plus favorable à la croissance des entreprises innovantes, se heurte à de fortes résistances dans les Etats membres. A cet égard, la future proposition de la Commission pour un 28ème régime sera un test pour la capacité de l’Union à mettre en œuvre la stratégie prônée par le rapport Draghi.
Les initiatives importantes de la Commission (SAFE, EDIP, EDIS, « Rearm Europe »…) visant à développer l’industrie européenne de défense, objectif consensuel en Europe avec la montée des menaces stratégiques, se heurtent aux différences d’approche entre Etats membres sur le schéma institutionnel à retenir (y compris sur le rôle de l’Agence européenne de défense face à la Commission), sur la capacité européenne à intervenir dans les priorités des industriels nationaux de la défense, sur les moyens à utiliser pour encourager les regroupements de capacités de production et la normalisation européenne des équipements, sur les compétences européennes en matière de réexportation des matériels de défense, ou encore sur l’éventuelle (non) éligibilité des fournisseurs non-européens de matériel militaire…
Le débat sur les moyens budgétaires à mobiliser afin de financer les investissements majeurs nécessaires pour retrouver une meilleure compétitivité européenne montre également des divergences sur le rôle des fonds communautaires, le recours éventuel à l’emprunt européen commun, le rôle devant être laissé au financement privé (ce qui renvoie au débat sur l’Union des marchés des capitaux / Union de l’épargne et de l’investissement).
Pour que la nouvelle stratégie européenne pour la compétitivité de 2024-2025 ne subisse pas le sort funeste de la Stratégie de Lisbonne de 2000, ces difficultés vont devoir être vite surmontées, à commencer par le budget « compétitivité » à venir – un test révélateur pour déterminer si l’Union se donne les moyens de sa « nouvelle » ambition.