Quand la politique d’entreprise se mue en délit pénal : la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel par la Cour de cassation
Par le biais d’un arrêt du 21 janvier 2025, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a consacré en droit français la notion de harcèlement moral institutionnel, en confirmant que la responsabilité pénale d’une société et de ses dirigeants peut être engagée lorsqu’ils ont mis en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail des salariés (Cass. Crim., 21 janvier 2025, n° 22-87.145, FS-B+R).
1. Contexte particulier de l’affaire
Entre 2006 et 2008, plusieurs dirigeants d’une grande entreprise de télécommunications ont mis en œuvre une politique de restructuration, caractérisée par des réductions importantes d’effectifs et une transformation des méthodes de travail. Cette stratégie a suscité un climat de tension au sein de l’entreprise et une vague de suicides est survenue parmi les salariés.
La société ainsi qu’un certain nombre de ses dirigeants, notamment au sein de la direction des ressources humaines, ont été poursuivis pour harcèlement moral au travail devant les juridictions pénales, lesquelles ont retenu leur culpabilité au titre d’un harcèlement moral institutionnel sur le fondement de l’article 222-33-2 du Code pénal réprimant le harcèlement moral (TJ Paris, 20 déc. 2019, no 09357090257 ; CA Paris, 30 sept. 2022, no 20/05346).
2. Consécration de la notion de harcèlement moral institutionnel
Saisie d’un pourvoi de certains des dirigeants condamnés, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a confirmé leur condamnation et entériné la notion de harcèlement moral institutionnel par le biais d’un arrêt richement motivé en date du 21 janvier 2025.
Elle considère, en effet, que peut constituer un délit de harcèlement moral « les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel » (§41)[1].
La Cour estime, en outre, que cette interprétation de la loi était prévisible, de sorte qu’elle a vocation à s’appliquer immédiatement aux situations antérieures à cette décision, sans que cela ne soit contraire aux stipulations de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme (§49 à 60).
La Cour consacre ainsi la notion de harcèlement moral institutionnel, telle qu’elle avait été retenue et définie par les juges de première instance et d’appel dans le cadre de cette affaire emblématique[2], en considérant qu’il était légitime pour les juridictions de « déterminer si [la méthode employée pour mettre en œuvre la politique d’entreprise] excède le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise » (§70).
En pratique, l’arrêt de la Cour de cassation permet de retenir un harcèlement moral même en l’absence de ciblage individuel d’un ou plusieurs salariés ou de relation interpersonnelle avec le dirigeant poursuivi, dès lors que la politique managériale mise en œuvre a eu des effets délétères sur les conditions de travail du ou des salariés victimes.
Partant, il n’est plus exigé d’établir un lien direct et personnel entre les agissements reprochés au dirigeant et les salariés victimes, « pourvu que ces dernièr[s] fassent partie de la même communauté de travail et aient été susceptibles de subir ou aient subi les conséquences » de la politique managériale (§40).
Pour justifier cette interprétation – extensive – du délit de harcèlement, la Cour s’appuie non pas sur les travaux parlementaires en tant que tels, mais sur des avis simplement mentionnés au sein de ces travaux[3], lesquels démontreraient selon la Haute Cour la volonté du législateur de donner à l’infraction la définition « la plus large et consensuelle possible » (§39).
Pour habile qu’il soit, il est permis de douter de la pertinence de ce raisonnement, le législateur n’ayant pas nécessairement l’intention de faire siennes toutes les opinions tierces auxquelles il se réfère simplement dans le cadre du processus législatif.
En définitive, il appartiendra aux juges du fond, saisis de poursuites pénales sur ce fondement, d’appliquer cette notion de harcèlement moral institutionnel avec toute la rigueur qui s’impose. Toutefois, force est de constater que la possibilité est désormais ouverte d’incriminer non seulement les politiques d’entreprises qui ont « pour objet » de dégrader les conditions de travail, mais également celles qui n’ont que « pour effet » une telle dégradation.
Or, les dirigeants d’une entreprise sont fréquemment confrontés à des situations dans lesquels ils doivent – parfois de manière contrainte – prendre des décisions qui ont indubitablement « pour effet » une dégradation des conditions de travail de leurs salariés : le risque pénal désormais encouru dans ce contexte impose donc une vigilance renforcée.
3. Conséquences pratiques pour les entreprises : un impératif de vigilance accrue
Si la Cour de cassation ne remet en cause ni le pouvoir de direction de l’employeur dans la définition de la politique d’entreprise, ni la légitimité intrinsèque des décisions qu’elle peut impliquer (réorganisations, restructurations, fusions, etc.), la consécration du harcèlement moral institutionnel appelle à une vigilance renforcée dans la définition et le déploiement de politiques d’entreprise afin d’en limiter au maximum les impacts sur les conditions de travail des salariés et d’éviter que ces décisions n’induisent un climat de souffrance systémique.
Comme pour toute problématique de harcèlement moral, l’entreprise et ses dirigeants devront être en mesure de pouvoir justifier objectivement les choix opérés afin de démontrer qu’ils relevaient de l’exercice légitime des pouvoirs de direction et de contrôle de l’employeur et, ainsi de combattre toute critique suggérant qu’ils visaient, en connaissance de cause, à dégrader les conditions de travail des salariés concernés.
La prévention des risques psychosociaux et l’accompagnement des salariés étant déjà obligatoires notamment en cas de projets impactant leurs conditions de travail (réductions d’effectifs, réorganisations de services, etc.), cet arrêt appelle à redoubler de vigilance sur ces enjeux.
Un dialogue social renforcé pourra également constituer un moyen de limiter les risques juridiques, d’autant que les syndicats et représentants du personnel disposeront désormais d’un nouveau levier pénal pour enrayer des orientations qu’ils contestent.
Enfin, il convient de garder à l’esprit que les faits à l’origine de cette décision étaient, selon la description qui en est faite dans la décision, particulièrement topiques pour permettre la reconnaissance de la notion de harcèlement moral institutionnel.
Compte tenu du statut d’ entreprise publique de la société concernée, avec une part importante de fonctionnaires en son sein pour lesquels un licenciement économique collectif n’était pas envisageable, la politique de ressources humaines de l’entreprise était en effet décrite comme ayant donné lieu à une pression sur le contrôle des départs et le conditionnement de la hiérarchie à un objectif de déflation des effectifs.
Dès lors, si les précautions préconisées ci-dessus ne seront jamais de nature à garantir l’absence de tout risque pénal, elles pourront à tout le moins permettre de fournir un argument de distinction par rapport à la situation factuelle particulière ayant conduit à cette reconnaissance du harcèlement moral institutionnel.
[1] La politique d’entreprise est, elle, définie comme « la politique principale des ressources humaines, composante de la politique générale de la société, déterminée par la ou les personnes qui ont le pouvoir et la capacité de faire appliquer leurs décisions aux agents et de modifier les comportements de ceux-ci ».
[2] Trois agissements en particulier avaient été retenus comme constitutifs de harcèlement : « la pression donnée au contrôle des départs dans le suivi des effectifs à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique, la prise en compte des départs dans la rémunération des membres de l’encadrement et le conditionnement de la hiérarchie intermédiaire à la déflation des effectifs lors des formations dispensées ».
[3] Plus précisément, la Cour se réfère à la référence faite, dans les travaux parlementaires relatifs à la loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale, à l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme du 29 juin 2000 consacré au harcèlement moral au travail ainsi qu’à l’avis du Conseil économique et social du 11 avril 2001.