28 mars 2014
France - Arbitrage & Contentieux | Quand la troisième chambre civile fait mentir l’adage "abondance de biens ne nuit pas"
Il y a quinze ans déjà1, la Cour de cassation ouvrait, non sans audace, une troisième voie au créancier victime d’une inexécution : la désormais célèbre "rupture unilatérale aux risques et périls".
La technique a su convaincre. De lege feranda, l’article 125 de l’avant-projet de réforme du droit des obligations liste, parmi les "remèdes" offerts au créancier, la possibilité de "provoquer la résolution du contrat"2. Plus précisément, l’article 132 prévoit que la résolution résulte "soit de l’application d’une clause résolutoire, soit, en cas d’inexécution suffisamment grave, d’une notification du créancier au débiteur ou d’une décision de justice ». Quant à l’article 134, il dispose que « le créancier peut, à ses risques et périls, résoudre le contrat par voie de notification".
Le texte ne fait que consacrer l’état du droit positif, quoique dans un ordre singulier, la résolution judiciaire étant reléguée in fine. De lege lata, le créancier victime d’une inexécution peut, s’il désire mettre fin au contrat inexécuté, opter pour trois possibilités3 :
En d’autres termes, trois techniques coexistent : la première découle de la loi, la deuxième du contrat, la troisième de la seule qualité de créancier. Elle constitue une prérogative contractuelle, et expose, en cas d’abus, à des dommages-intérêts.
L’expansion de la rupture unilatérale paraît inéluctable : plus rapide, moins coûteuse pour le créancier, débarrassée en partie des aléas judiciaires de l’appréciation de la gravité de l’inexécution, elle présente bien des attraits. Qui plus est, la jurisprudence de la chambre commerciale se montre depuis des années favorable à cette rupture unilatérale. Il n’est donc pas surprenant que le choix entre les différents modes de rupture se solde souvent en faveur de la rupture unilatérale.
Or, c’est le principe même de ce choix qui vient d’être remis en cause.
La troisième chambre civile a décidé par un arrêt du 9 octobre 2013, publié au Bulletin, qu’en présence d’une clause résolutoire, la voie de la rupture unilatérale était fermée4.
En l’espèce, les parties étaient convenues, au terme d'une clause résolutoire, que la résolution conventionnelle se ferait sans indemnité, mais que la fraction déjà exécutée du contrat sera payée par le créancier au débiteur, déduction faite d'un abattement de 10 %.
Le créancier, nonobstant la clause, exerce la voie de la rupture unilatérale, afin de ne pas payer les travaux effectués. Il est approuvé par les juges du fond, au motif que le créancier a "soit le choix de la résiliation unilatérale prévue contractuellement, soit le choix de solliciter une résiliation judiciaire, soit le choix de l'anticipation de la résolution judiciaire à ses risques et périls sous réserve de la démonstration de manquements contractuels graves".
La Cour censure la décision au visa de l'article 1134 C. civ., au motif que le contrat comportait une clause résolutoire.
En d'autres termes, pour la 3ème chambre civile (qui confirme ici son hostilité à la rupture unilatérale), la présence d'une clause résolutoire ferme la voie de la rupture unilatérale.
La solution ne manque pas de surprendre.
D’une part, parce que, quelques jours plus tôt, la chambre commerciale avait réaffirmé une solution traditionnelle5, selon laquelle "la gravité du comportement d'une partie à un contrat peut justifier que l'autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls, peu important les modalités formelles de résiliation contractuelle"6. Dit autrement, peu importe l’existence d’une clause résolutoire, peu importent les modalités prévues par celle-ci (délais, mise en demeure, procédure, etc.) : elles ne font pas obstacle à l’exercice, autonome, de la rupture unilatérale.
Même en admettant que le paiement des travaux déjà effectués constitue plus qu’une modalité formelle de résiliation, l’opposition entre les chambres est notable. L’une laisse choisir au créancier la voie idoine pour rompre son contrat, l’autre lui interdit d’opter pour la rupture unilatérale lorsqu’existe une clause résolutoire. La solution rendue par la troisième chambre civile sème donc le trouble dans la jurisprudence de la Cour de cassation, et appelle une clarification.
D’autre part, parce que la rupture unilatérale et la clause résolutoire n’ont pas les mêmes éléments déclencheurs. La rupture unilatérale est justifiée par la gravité du comportement du débiteur ; la clause résolutoire est mise en œuvre en raison de l’inexécution contractuelle7. Fermer la porte de la première en présence d’une clause résolutoire, c’est refuser de faire du comportement - pris indépendamment de l’inexécution des obligations - une cause de rupture8.
En définitive, la solution adoptée par la troisième chambre civile apparaît regrettable, et pourrait constituer un répulsif à la stipulation de clauses résolutoires.
Souhaitons qu’une chambre mixte vienne prochainement mettre fin à la controverse, en tranchant en faveur de la liberté de choix du créancier.
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1. Cass. civ. 1re, 13 octobre 1998, Tocqueville, pourvoi n° 96-21485
2. Avant-projet de réforme du droit des obligations, préparé sous l’égide de la Chancellerie, version du 23 octobre 2013
3. On supposera ici que les parties ne se sont pas mises d’accord pour une sortie contractuelle négociée via un mutuus dissensus, tel que prévu par l’article 1134 al. 2 C. civ.
4. Cass. civ. 3e, 9 octobre 2013, pourvoi n° 12-23379, publié au Bulletin
5. Voir déjà Cass. civ. 1re, 4 février 2004, pourvoi n° 99-21480, inédit ; adde. Cass. com., 10 février 2009, pourvoi n° 08-12415, inédit
6. Cass. com., 1er octobre 2013, pourvoi n° 12-20830, inédit
7. Cass. civ. 1re, 28 octobre 2003, pourvoi n° 01-03662, publié au Bulletin
8. Voir par exemple Cass. civ. 1re, 13 mars 2007, pourvoi n° 06-10229, inédit
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par Louis Thibierge, Maître de conférences à l’Université Paris Ouest, membre du Conseil Scientifique de Gide